jeudi 13 septembre 2007

« Chloé aimait Olivia »


[1]

« Chloé aimait Olivia », lis-je. Et je fus frappée par l’immensité de ce changement. Chloé aimait Olivia peut-être pour la première fois de toute la littérature. Cléopâtre n’aimait pas Octavie, et quelle différence c’eût été dans Antoine et Cléopâtre ! En l’occurrence, pensai-je en laissant mon esprit s’égarer bien loin de A Life’s Adventure, le tout est simplifié, conventionnalisé de manière absurde. Le seul sentiment de Cléopâtre envers Octavie est la jalousie. Est-elle plus grande que moi ? Comment se coiffe-t-elle ? La pièce n’avait peut-être pas besoin de plus. Mais qu’il aurait été intéressant que les relations entre ces deux femmes soient plus complexes ! Et toutes ces relations entre femmes, pensais-je en évoquant rapidement la galerie splendide des héroïnes fictives, sont trop simples. Trop de choses ont été oubliées. Je tentai de me souvenir d’ouvrages où deux femmes étaient présentées comme amies. Il y a une tentative dans Diana of the Crossways. Il y a des confidentes dans Racine, bien sûr et dans les tragédies grecques. Il y a de temps en temps des relations mère-fille. Mais toutes sans exception sont présentées en rapport avec des hommes. Il est étrange de penser que, jusqu’à Jane Austen, toutes les grandes héroïnes de fiction étaient, non seulement vues par l’autre sexe, mais considérées uniquement en rapport avec l’autre sexe. Et quelle partie infime de la vie d’une femme cela représente-t-il ! […] Supposez un instant que les hommes en littérature ne soient représentés que comme amants des femmes, et ne soient jamais des amis, des soldats, des penseurs, des rêveurs ; comme leur représentation dans les pièces de Shakespeare en pâtirait ! On aurait probablement une grande partie d’Othello, et d’Antoine ; mais pas de César, de Brutus, de Hamlet, de Lear, de Jaques – la littérature en serait extraordinairement appauvrie, comme elle l’est déjà sans que nous puissions le mesurer par toutes les portes qui se sont refermées sur les femmes. Mariées contre leur gré, gardées dans une pièce unique et à une occupation, comment un dramaturge pouvait-il en donner une image complète ou intéressante ou véritable ? L’amour était le seul interprète possible. Le poète était forcé d’être passionné ou amer, à moins bien sûr qu’il ne décidât de « haïr les femmes », ce qui voulait dire en général qu’elles ne le trouvaient pas à leur goût.


[1] Woolf, Virginia (1929, 1981) A Room of One's Own, Harvest Books, Orlando, 132 p.

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