jeudi 13 septembre 2007

Global Women


*


Dans l’histoire du monde, les femmes n’ont jamais été aussi mobiles que depuis le début de la mondialisation. Des publicités montrant des femmes voyageant au bout du monde, résidant dans de luxueux hôtels et rejoignant leurs enfants dans les aéroports sont des images familières aux Occidentaux. Mais l’on entend moins parler d’un afflut de travail et d’énergie féminines bien plus prodigieux; la migration de millions de femmes venues de pays pauvres pour servir de nounous, domestiques et parfois prostituées dans les pays riches. En l’absence d’aide de la part de leurs partenaires, de nombreuses femmes ont réussi dans des carrières difficiles de monde du travail “masculin”, en donnant leurs enfants, leurs parents âgés et leurs maisons en garde à des femmes du Tiers Monde. C’est l’autre face – féminine- de la mondialisation, où des millions de femmes des pays du sud viennent faire le travail “féminin” au nord, un travail que les femmes du nord ne veulent ou ne peuvent plus faire. Ces migrantes laissent leurs propres enfants aus soins de grand-mères, de soeurs et de belles-soeurs. On retire parfois une soeur de l’école pour qu’elle puisse s’occuper de ses frères et soeurs.
Ce modèle de migration féminine reflète ce que l’on pourrait appeler une révolution des rôles sexuels à échelle mondiale. Que ce soit dans des pays riches ou pauvres, peu de familles peuvent ne compter que sur un seul salaire. Aux Etats-Unis, depuis les années 70, le pouvoir d’achat des hommes a baissé, et les femmes ont dû quitter le foyer pour “compenser la différence”. D’après une estimation récente, les femmes rapportent la totalité, la majorité ou la moitié de l’argent pour plus de la moitié des familles américaines. Une question surgit alors; qui va s’occuper des enfants, des malades, des personnes âgées? Qui va faire le diner et nettoyer la maison?
Le temps de trajet moyen d’une européenne ou d’une Américaine de chez elle à son lieu de travail est de 28mn par jour; mais de nombreuses nounous sri-lankaises, philippines ou indiennes traversent le monde pour aller travailler. De nombreuses immigrantes venues du Tiers Monde trouvent en effet quelque chose qui ressemble à une “libération”, ou au moins la chance de devenir indépendantes et d’assurer un meilleur avenir à leurs enfants. D’autres moins fortunées tombent sous contrôle d’employeurs criminels, leurs passeports sont volés, leur mobilité restreinte, elles sont forcées à travailler sans soldes dans des bordels ou d’offrir des services sexuels en plus du ménage et de la garde des enfants dans bien des familles aisées. Mais même dans les cas les plus normaux où les employeurs paient à temps et ne les maltraitent pas, les femmes du Tiers Monde n’atteignent leurs buts qu’en en dossant les rôles domestiques rejetés par les femmes occidentales – rôles qui, bien évidemment avaient été précédemment rejetés par les hommes. Et ces migrations entrainent un prix que nous ne sommes pas encore en mesure d’estimer.
La migration de ces femmes venues faire le ‘travail féminin’ en occident n’a encore reçu que peu d’interêt de la part des médias ou des universitaires, pour des raisons que l’on peut deviner sans peine. En premier lieu, une grande majorité de ces femmes sont des femmes “de couleur”, et à ce titre sujettes à une espèce de disparition aux yeux du public, comme les AlgérienNEs en France, les MéxicainEs aux Etats-Unis et les asiatiques en Angleterre. Il faut ajouter à cela la nature ‘privée’ du travail de ces migrantes. A l’inverse des ouvriers qui se réunissent pour fonder des syndicats ou des chauffeurs de taxi qui sont clairement visibles, les nounous et domestiques sont souvent cachées derrière les portes fermées des maisons privées. Et à cause de la nature illégale de leur travail, la plupart des prostituées sont encore plus dissimulées aux yeux du public.
Un autre facteur contribue à l’invisibilté des nounous et domestiques, un facteur plus sensible. La culture occidentale de l’individualisme, qui trouve son expression extrême aux Etats-Unis, milite contre la reconnaissance du besoin de l’autre, ou du besoin d’aide, ou de dépendance envers quoi que ce soit. En conséquence, chez les gens fortunés et pressés, on ne montre plus ses domestiques en gants blancs et tabliers comme un symbole de haut statut social, mais on les cache dès que les invités arrivent. De plus, le statut des “femmes de succès” ne s’exprime plus par les loisirs comme c’était le cas il y a 100 ans, mais par le fait de “doing it all”, tout faire elles-mêmes; une carrière époustouflante à plein temps, des enfants heureux et épanouis, un partenaire satisfait et une maison bien tenue. Pour préserver cette illusion, les domestiques et les nounous donnent une perfection hôtelière aux maisons, nourrissent et baignent les enfants, cuisinent et font le ménage – et disparaissent magiquement quand leurs tâches sont terminées.Les modes de vie occidentaux sont rendus possibles par un transfert global des services traditionnellement rattachés au rôle de l’épouse – soins des enfants, du foyer, et sexe – venus des pays pauvres. Pour généraliser, et peut-être simplifier; dans les premières phases impérialistes, les pays occidentaux sont allés extraire les ressources naturelles et agricoles – caoutchouc, métaux et sucre, par exemple – des pays qu’ils avaient conquis et colonisés. Aujourd’hui, alors que les pays riches s’appuient toujours sur le travail industriel et agricole des pays du Tiers Monde, ils cherchent aussi à en extraire quelque chose de plus difficile à mesurer et quantifier, quelque chose qui ressemble beaucoup à l’amour. Les nounous […] apportent aux familles qui les emploient une réelle affection maternelle, sans aucun doute amplifiée par l’absence déchirante d’avec leurs propres enfants. Les femmes qui se placent en tant que domestiques apportent non seulement leur travail mais une attention envers les détails et les relations humaines et le foyer qu’elles auraient autrement investie dans leurs propres familles. Les prostituées offrent la simulation de l’amour sexuel et romantique, ou à tout le moins une compagnie sexuelle passagère. Tout cela se passe comme si les pays riches étaient à court de ressources émotionnelles et sexuelles et devaient se tourner vers le pays plus pauvres pour des ressources fraiches.


Ehrenreich, Barbara, et Arlie Russell Hochschild (2002) Global Women. Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy, Granta, London, 327 p.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire