jeudi 13 septembre 2007

Innocence in extremis

Gaugin, La perte de la virginité

[1]


Debra Boxer est unE écrivain du New Jersey qui vit actuellement à Seattle. Elle a écrit pour Best American Erotica 2000, Nerve, Clean Sheets, Moxie, Publisher's Weekly, San Francisco Chronicle, Best American Erotica 2002, Archetypes of the Collective Unconscious et The Daily Record of New Jersey. Elle écrit de la fiction, de la poésie, des critiques de livres et des essais.

J’ai 28 ans et je suis vierge.
Les gens pensent que c’est une suite de décisions qui m’a menée là. Ils pensent que je suis une lesbienne refoulée, ou trop exigeante, ou bien accrochée à un idéal religieux. « Tu ne parles pas/ n’agis pas / n’as pas l’air d’une vierge », disent-ils. Par manque d’explications, je suis cataloguée prude ou malchanceuse. « Si c’est si difficile à croire », ai-je envie de leur dire, « imaginez comme c’est facile à vivre… »
J’ai l’impression d’être une extra-terrestre, une bizarrerie, une anomalie qui devrait habiter dans un zoo. J’ai l’impression d’être une impostrice, tout sauf une femme. Je saigne comme les autres femmes, mais je ne ressens rien comme elles, puisqu’il me manque cette expérience formatrice.
Je ne nie pas m’être attachée à mon innocence. Si elle me définit, que suis-je sans elle? D’où viendront mes envies, et qu’est-ce qui m’empêchera de devenir aussi blasée que tout le monde? J’essaye de me convaincre que l’innocence est plus un état d’esprit qu’un état physique. Que de me donner a un homme ne veut pas dire que je me perdrai dans un monde cynique. Que mon innocence ne tient pas à un bout de peau entre mes jambes.
A la fac, j’ai connu des filles qui la perdaient par impatience. A 21 ans, la virginité devenait malsaine, embarrassante - une humiliation féminine qu’elles ne voulaient plus supporter. Elles ne le disaient pas à leur partenaire. Si elles saignaient, elles disaient qu’elles avaient leurs règles. Je ne peux pas m’imaginer une chose pareille.
Des années plus tard, ces mêmes mecs trouvaient atterrant que je sois toujours vierge. « Je veux bien t’arranger ça », disaient-ils, mais je n’avais pas l'impression d’être une étagère cassée.
Je ne crois pas avoir consciemment évité le sexe. Je suis toujours sur le point de me donner entièrement. Je pense émotionnellement, j’agis d’instinct. Quand je suis attirée par quelqu’un, je ne me retiens pas. Mais il n’y a eu qu’une poignée de fois où j’en ai eu vraiment envie. A chaque fois, pour des raisons différentes, ça n’a pas marché. Je suis reconnaissante d’avoir tant appris dans mon attente - patience, force, et une certaine facilité à être seule. Savez-vous à quelle conclusion je suis arrivée? Qu’il n’y a pas d’explication concrète, et surtout, je n’en ai pas besoin. Comment j’en suis arrivée là me semble moins important qu’où je suis aujourd’hui.
Ce qui compte, c’est ça; le désir. Le cercle de mon désir s’élargit de jour en jour - il n’est plus
contenu en moi, mais il m’entoure en cercles concentriques. Le désir surmonte tout et doit être exploité à plein potentiel. C’est l’espace brûlant entre les mots. Je suis un désir inassouvi. Je flotte
au-dessus de cet espace en feu, je sens la chaleur, mais pas les flammes. Je suis une nature morte qui rêve de mouvement. Je suis une cloche qui ne peut sonner. Il existe un grand calme en moi. Un trou noir. Une grande partie de moi est morte au monde, quelque soient mes efforts pour la raviver avec des mots ou ma propre main.
J’en ai assez d’être scellée comme une tombe. Je veux être déterrée.
Je prie pour le sexe comme d’autres prient pour la salvation. Je me meurs de n’être pas physiquement ouverte et exposée. Je veux être la source du plaisir d’un homme. Je veux lui donner ce plaisir parfait. J’ai été mon propre plaisir trop longtemps.
Est-ce que je rêve de sexe? Souvent. J’ai un rêve récurrent dans lequel je ne peux pas voir des corps entiers. Mais je sais quelles parties appartiennent à mon corps. Je sais qu’elles sont à moi. Je connais, mieux que tout autre mes courbes, mes marques, mes endroits sensible. Si je ferme les yeux, je peux voir le corps de l’homme. Mince, doux, les cheveux clairs, les membres qui s’écartent et qui bougent au dessus de moi comme la mer. Une petite bouche, couleur brique s’ouvre et se referme autour d’un téton. Des yeux liquides, de la couleur du miel le plus foncé parcourent ma colonne vertébrale. La sensation d’un souffle sur mon ventre provoque la première vague d’humidité entre mes jambes. Cette réaction me fait passer du côté de l’éveil, et je sais que mon drap sera entortillé et rejeté comme par douleur. J’aurai la sensation que ma peau elle-même est un drap de feu, et j’en étoufferai presque.
Dans certaines versions du rêve, je suis au-dessus et je peux sentir mon pubis frotter contre le corps de l’homme. Chaque partie de mon corps est concentrée sur la tâche singulière de l’introduire en moi. J’essaye, et je suis si proche, mais mon destin est celui de Tantale, entouré d’eau mais incapable de boire. Dieu merci, la masturbation existe.
Depuis la moitié de ma vie, mes doigts savent exactement comment toucher ma peau. Il n’y a pas de peur ou d’hésitation. Quand je me masturbe, je suis consciente de variations de température dans mon corps. C’est entre mes jambes qu’il fait le plus chaud. L’air semble se réchauffer à l’instant où il touche ma peau, à l’instant où je l’inspire entre mes lèvres. Après coup, mes mains tremblent comme si j’avais reçu une injection de caféine. J’appuie ma paume sur la vallée entre mes seins et je sens mon coeur sur le point d’exploser. J’adore cette sensation - savoir que je suis en vie, sans limites.
Même si je n’ai jamais eu un homme en moi, j’ai eu beaucoup d’orgasmes. J’ai parlé à des filles qui non seulement n’en ont pas avec leurs partenaires, mais n’en ont pas non plus toutes seules. J’ai été choquée avant de me rendre compte d’à quel point c’était commun. Et là, je me suis sentie chanceuse. Mon premier orgasme m’avait fait peur - à 12 ans je ne m’attendais pas à une telle réaction à mon propre toucher; je pensais m’être fait mal. Mais c’était une sensation curieuse, une sensation tellement agréable que je ne pouvais pas ne pas explorer plus avant. Je me sentais presque affamée. Je me suis tellement entraînée que c’en est devenu ridiculement facile. Et ça l’est toujours.
Je ne m’attends pas à ce que ce soit aussi facile avec un homme. J’en suis venue à définir le sexe par l’affection, et non par l’orgasme. Il y a toujours ce besoin d’être tenue, embrassée, qui ne part pas à mesure que l’on apprend à marcher. On pourrait même dire qu’il s’intensifie.
J’aime être une fille. Je pense à mon corps comme étant du parfum et des muscles doux. C’est un corps imparfait, mais beau dans son énergie et dans son potentiel. J’aime regarder mes courbes dans le miroir. J’aime les sentir et admirer la manière dont elles bougent. J’aime mes hanches - deux petites montagnes protubérantes. Ou bien des pierres sacrées marquant l’entrée d’une citée secrète. Je trace la pente de ma cuisse comme si c’était un mince tronc d’arbre, et je suis émerveillée de la force et de la vulnérabilité du corps humain. Je suis aussi pleine de respect pour mon corps que pour la terre. Mes articulations sont proéminentes, comme pour marquer leur présence. Je connais bien le terrain, peut-être mieux qu’aucun homme ne le pourra jamais - la douceur tiède de l’intérieur de mes bras; le muscle dur et doux de mon biceps comme la rondeur gonflée d’un serpent qui vient d’avaler une toute petite souris; la peau sensible entre mes cuisses; le grain de beauté sur mon pubis niché à coté d’une veine comme une cité près d’une rivière sur une carte. J’ai regardé mon corps nu dans un miroir, rêvant à la première caresse de mon amant.
La masturbation est agréable, mais ne peut soutenir toute une vie sexuelle. Il manque cette affection vitale. Il ne me reste que les rituels, les techniques masturbatoires. Je me brise contre le même mur à chaque fois. Cela devient triste et ennuyeux, et n’apaise aucunement le désir d’être touchée. Je voudrais tant quitter le monologue silencieux du corps pour entrer dans un dialogue de peau, muscle et os.
Il se forme parfois de soudaines passions en moi quand je regarde un homme. Des pensées de ce que je voudrais lui faire. Je veux suivre les veines de ses poignets - bleues comme le coeur d’une flamme. Je veux lécher la dépression de son cou comme si c’était le fond d’un bol. Je veux voir la mort de ma pudeur dans ses yeux. Même si je suis gonflée d’idées romantiques, je ne suis pas naïve. Je sais que ce ne sera pas idéal. Ce sera maladroit, douloureux, humide, saignant et horrible - mais c’est ainsi que sont les naissances. C’est un acte de violence. La menace de douleur dans le plaisir, après tout, rend la séduction plus stimulante. Je veux la douleur, pour savoir que je suis vivante et réelle - pour ne laisser aucun doute sur ma transformation.
Je ne peux pas nier ma peur. C’est un désir phobique que j’ai pour le corps d’un homme. Je veux le regarder se déshabiller. Le voir se toucher. Je veux sa sauvagerie en moi - je veux toucher son corps nu et sentir sa force. Sa transpiration couler sur ma peau jusqu’à être recueillie dans les recoins de mon corps. J’imagine le rythme de notre sexe comme des mouvements de nageurs. J’imagine les mouvements de mon corps soudain renouvelés, comme si je découvrais tout d’un coup deux corps. J’imagine le son de notre sexe - une clameur de corps humide et magnifique.
Je veux le retenir en moi comme une inspiration profonde. Je veux laisser des marques de baisers sur les lames aiguisées de ses omoplates, puis autour de l’oasis de son nombril. Je veux le glisser dans ma bouche comme une première gorgée de vin, et goûter le liquide aigre-doux dans toute ma bouche avant de le faire glisser dans ma gorge. Je mettrai ma bouche près de son oreille, comme si c’était un coquillage poli pour qu’il puisse entendre la mer en moi, qui l’accueille. Je m’arrêterai pour le regarder. Je me raffermirai dans son regard, attraperai le soleil bas de sa bite entre mes cuisses blanches, et exploserai de lumière. Je le regarderai et me dirai; j’ai usé le corps de cet homme, et je l’ai bien usé.


[1] Bright, Susie (Ed.) (2000) The Best American Erotica 2000, Touchstone Books.

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