jeudi 13 septembre 2007

Sur le feu






Isabel Allende Llona, née le 2 août 1942 à Lima au Pérou, est une auteure chilienne reconnue. Elle est la nièce de Salvador Allende, le président du Chili de 1970 à 1973. Après le coup d’état qui renversa le gouvernement et tua son oncle, elle s’exila au Vénézuela. Elle obtint la nationalité américaine en 2003 et habite la Californie avec son mari, Willie Gordon. Parmi ses livres les plus célèbres, on trouve La Maison aux esprits, Paula, Zorro, Aphrodite, D’amour et d’ombre.


J’ai passé les premières années de ma vie vie auprès du feu de la cuisine de ma mère et de ma grand-mère, à regarder comme ces femmes si sages, en entrant dans la cuisine, se transformaient en prêtresses, en alchimistes qui jouaient avec l’air, l’eau, le feu, la terre, les quatre éléments qui sont la raison d’être de l’univers. Le plus étonnant est qu’elles le faisaient de la manière la plus humble, comme si elles ne faisaient à la vérité rien du tout, comme si elles n’étaient pas en train de transformer le monde grâce au pouvoir purificateur du feu, comme si elles ne savaient pas que les aliments qu’elles préparaient et que nous mangions resteraient dans nos corps pendant des heures, altérant chimiquement nos organismes, nourrissant nos âmes, nos esprits, nous donnant notre identité, notre langue, notre patrie.
C’est là, devant le feu, que je reçus de ma mère mes premières leçons de vie. C’est là que Saturnina, une servante récemment arrivée de la campagne et que nous avions surnommée Sato avec affection m’interdit un jour de marcher sur un grain de maïs qui se trouvait par terre, parce qu’il contenait le dieu du Maïs et que l’on ne pouvait lui manquer ainsi de respect. C’est là, en ce lieu où il était habituel de recevoir des visites, que j’appris ce qui se passait dans le monde. C’est là que ma mère avait de grandes causeries avec ma grand-mère, mes tantes, et de temps en temps avec des parents déjà morts. C’est là que, prise par le pouvoir hypnotique d --------, j’entendis toutes sortes d’histoires, mais par-dessus tout des histoires de femmes.
Plus tard, je dus sortir, et je m’éloignais complètement de la cuisine. Je devais étudier, préparer mon rôle futur dans la société. L’école était pleine de savoirs et de surprises. Pour commencer, j’appris que deux et deux font quatre, que ni les morts, ni les plantes, ni les pierres ne parlent, que les fantômes n’existent pas, que le dieu du Maïs et tous les autres dieux appartiennent au monde magique et primitif d’êtres humains qui ne trouvaient pas leur place dans un monde rationnel, scientifique, moderne. Ouf, qu’est-ce que j’appris comme choses ! A cette époque, je me sentais bien supérieure aux pauvres femmes qui passaient leurs vies enfermées dans la cuisine. Je trouvais regrettable que personne ne se soit chargé de les informer, entre autres choses, que le dieu du Maïs n’existait pas. Je croyais que les livres et les universités contenaient toute la vérité du monde. Avec mon diplôme à la main et la révolution en germe dans la tête, le monde s’ouvrait devant moi. Le monde public bien évidemment, un monde complétement éloigné du foyer. Nous fûmes nombreuses dans les années 70 à participer à la consolidation de la lutte que d’autres femmes avaient inité au début du siècle. Nous sentions que les changements sociaux urgents dont nous avions besoin à ce moment-là s’effectueraient hors de la maison. Nous devions sortir, lutter, faire partie d’un groupe. Il n’y avait pas de temps à perdre, et certainement pas à la cuisine. Le lieu était dévalué, pour dire le moins, ainsi que toutes les activités de la maison qui étaient considérés commes des actes quotidiens sans transcendance, des obstacles à la recherche du savoir, de la reconnaissance publique, de la réalisation personnelle. En bref, nous les femmes n’avions pas réfléchi à deux fois avant de quitter notre monde intime et privé pour participer activement au monde public, avec la saine intention de réussir d’importants changements sociaux qui culmineraient avec l’apparition de « l’homme nouveau ». Et avec les hommes nous primes les rues, parfois avec des fleurs, parfois avec des ‘consignas’. Et de toutes parts on entendait nos chants de protestations, nous portions des pantalons et nous jetions nos soutien-gorges par la fenêtre.
Pendant que tout cela se produisait, et que « l’homme nouveau » apparaissait, une explosion d’amour me fit me marier avec un homme extraordinaire et avoir une fille merveilleuse… que je devais nourrir. Pas par obligation, par amour. Cependant, mon retour à la cusine ne fut pas simple. Je voulais que ma fille connût son passé, qu’elle mange ce que j’avais mangé dans mon enfance. Le problème était que je ne me souvenais pas des recettes familiales. Au départ, je téléphonais à ma mère, mais un jour, attristée de mon manque de mémoire, j’essayai de me rappeler une recette toute seule, et c’est ainsi que je redécouvris ce que je savais dans mon enfance, qu’il était possible d’entendre des voix dans la cuisine. J’entendis avec clarté ma mère me dicter la recette pas à pas. Plus tard, avec un peu plus d’entrainement, je pus entendre la voix de ma défunte grand-mère qui me disait comment préparer tel ou tel plat. Et je me rendis compte que c’était un vrai plaisir de raconter à ma fille les histoires que j’avais entendu moi-même devant l’âtre, pendant que je cuisinais. Et que c’était plus sain de la soigner avec les thés de ma mère qu’avec des médicaments. Peu à peu, ma réintegration à la cuisine et à mon passé fut telle que je me vis interdire à Sandra de marcher sur un grain de maïs parce que le dieu du Maïs se trouvait dedans. Et je m’entendis lui dire qu’une sauce qui se respecte se fait dans un mortier et non dans mixer. Il n’importe guère de s’attarder, car dans la cuisine, il n’y a pas de temps perdu : bien au contraire, le temps perdu s’y récupère. Mais rapidement, je fus terrifiée de constater que ma fille ne m’écoutait pas. Elle avait l’œil fixé sur les dessins animés. Elle substituait la télévision au pouvoir hypnotique du feu et la mémoire de sa tribu aux publicités. L’horreur me laissa sans voix et des nuées de questions m’empêchèrent de dormir. Que s’était-il passé ? Où avions-nous fait une erreur ? Quelle société avions-nous créée? Qu’avions-nous obtenu, nous les femmes en quittant le foyer? L’obtention de droits qui nous correspondaient, une reconnaissance intellectuelle, une place dans le monde public, oui! Mais c’est avec une grande tristesse que je dus accepter qu’aucune de nos révolutions ne réussit à créér un système propice à l’apparition de « l’homme nouveau ». Celui-ci ne peut venir d’une société déséquilibrée, qui ne se préoccupe que de production et de consommation, une société qui ne satisfait pas de manière équitable les besoins aussi bien materiels que spirituels de l’être humain. Nous avons à nouveau besoin d’un changement. Il est urgent d’ajuster notre échelle de valeur et de modifier les sociétés où les interêts économiques produisent, de manière irrationnelle non seulement des objets mais des armes pour la guerre. […]
Une nouvelle révolution est imminente et je pense que cette fois-ci elle n’ira pas de l’intérieur vers l’extérieur, mais l’inverse. Elle sera la récupération de nos rites, de nos cérémonies, elle établira une nouvelle relation avec la terre, avec l’univers et le sacré. Tout cela ne sera possible que dans les espaces intimes. C’est là, autour du feu que naîtra « l’homme nouveau », le resultat d’un travail de couple, un être qui accordera autant de valeur à la production qu’à la reproduction, à la raison qu’à l’émotion, à l’intime qu’au public, au matériel qu’au spirituel. Ce sera un être équilibré qui mènera à la création de sociétés en équilibre. Un être qui comprendra clairement que la réussite personnelle ne peut être miée uniquement à la reconnaissance publique et à la rétribution économique. Un être qui se posera la question de son implication active dans la société[…] Un être qui accordera aux actes de l’intimité leur véritable dimension et transcendance, car elle/il comprendra que ce sont des actes qui modifient la société tout autant que ceux qui se réalisent publiquement, des actes qui élévent notre condition humaine et nous permettent d’entrer en communion avec notre passé pour savoir d’où nous venons et où nous devons aller.
Rapidement, j’ai voulu retracer le chemin parcouru pour faire un recueil des succès obtenus et aussi pour sauver les choses essentielles que nous les femmes avions perdu en route. […]
Je sens que je dois partager tout cela avec ma mère, avec ma fille, ma grand-mère, mes sœurs, avec Sato, Tita et toutes les femmes avant moi et après moi qui année après année m’ont mise en contact avec mes véritables origines. Je veux aussi partager avec toutes les femmes qui n’ont pas oublié que les pierres parlent, que la Terre est un être vivant, et qui transforment chaque acte quotidien en une cérémonie d’union avec l’univers pendant les intenses douze mois solaires masculins, pendant les treize mois féminins et magiques, chaque jour de leur vie sans que personne ne leur en ait jamais rendu grâce.


[1] Allende, Isabel (1999) Aphrodite: A Memoir of the Senses, Harper Perennial, New York, 320 p.

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