jeudi 13 septembre 2007

Judith Shakespeare


Virginia Woolf

William Shakespeare

Le fait qu’aucune femme n’ait alors écrit un seul mot de cette extraordinaire littérature (celle de l’ère élisabéthaine, ndt) alors que tout un chacun semblait capable de produire une chanson ou un sonnet est une énigme récurrente. Quelles étaient les conditions de vie des femmes ? me demandai-je, car la littérature, le travail de l’imagination ne tombe pas comme un galet sur le sol, comme le fait la science ; la littérature est comme une toile d’araignée, attachée très légèrement sans doute, mais néanmoins attachée à la vie par ses quatre coins. Les attaches sont parfois imperceptibles ; les pièces de Shakespeare semblent se tenir toutes seules. Mais quand cette toile est dérangée, accrochée d’un côté, fendue en son centre, on se souvient que ces toiles ne sont pas tissées dans l’air par des créatures désincarnées, mais qu’elles sont le travail d’êtres humains qui souffrent, et qu’elles sont attachées à des choses bassement matérielles, comme la santé, la prospérité et les maisons dans lesquelles nous vivons.
J’allai donc vers l’étagère « Histoire » et pris un des ouvrages les plus récents, L’Histoire de l’Angleterre du professeur Trevelyan. Je cherchai à nouveau « Femmes », trouvai « position des, » et ouvris à la page indiquée. « Le fait de battre sa femme », lus-je, « était un droit reconnu de l’homme et était pratiqué sans honte dans toutes les classes de la société… De même, » continua l’historien, « la fille qui refusait d’épouser l’homme sur qui se portait le choix de ses parents pouvait être enfermée, battue, jetée contre les murs sans que l’opinion en soit le moins du monde choquée. Le mariage n’était pas une affaire de sentiments personnels mais d’avidité familiale, particulièrement dans les classes les plus ‘nobles’… L’engagement était souvent pris alors que l’un ou l’autre futur époux était encore au berceau, et les noces alors qu’ils étaient à peine sortis de l’enfance. » Cela se produisait aux alentours de 1470, juste après Chaucer. La référence suivante se situe 200 ans plus tard, au temps des Stuart. « Il était encore exceptionnel pour des femmes des classes hautes et moyennes de choisir leurs maris, et quand celui-ci avait été désigné, il devenait seigneur et maître, par la loi et la coutume. Et cependant, » concluait le professeur, « aucune des femmes de Shakespeare, pas plus que les héroïnes des mémoires du 17ème siècle ne semblent manquer de personnalité et de caractère. »
En effet, si l’on considère la question, Cléopâtre semblait assez libre de ses mouvements ; Lady Macbeth avait son libre arbitre ; Rosalind était une jeune femme attirante. Le professeur Trevelyan ne fait que constater la vérité quand il remarque que les héroïnes de Shakespeare ne manquent ni de personnalité ni de caractère. Sans être historien, on pourrait aller jusqu’à dire que les femmes ont brillé de mille feux dans les œuvres des poètes depuis la nuit des temps – Clytemnestre, Antigone, Cléopâtre, Lady Macbeth, Phèdre, Cressida, Rosalinde, Desdémone, la duchesse de Malfi chez les dramaturges ; et chez les écrivains : Millamant, Clarissa, Becky Sharp, Anna Karénine, Emma Bovary, Madame de Guermantes – les noms se pressent, sans que l’on puisse dire d’aucune d’elles qu’elle manque de ‘personnalité et de caractère’. Si l’on ne devait connaître des femmes que ce que les hommes en ont écrit, on pourrait imaginer qu’elles sont des personnes de très haut rang, très différentes les unes des autres, héroïques et ignobles, splendides et sordides, infiniment belles et hideuses à l’extrême, aussi magnifiques que l’homme, et même peut-être plus. Mais c’est la femme dans la littérature. Dans la réalité, comme le fait remarquer le professeur Trevelyan, elle était enfermée, battue et jetée contre les murs.
Un collage étrange d’être humain émerge alors. Dans l’imagination, elle est de la plus haute importance ; dans la pratique elle est complètement insignifiante. Elle est omniprésente en poésie ; elle est absente des livres d’histoire. Elle domine les vies des rois et des conquérants littéraires ; dans les faits, elle était l’esclave du premier garçon que choisissaient ses parents pour lui passer la bague au doigt. Certains des plus beaux passages littéraires, certaines des plus belles répliques tombent de ses lèvres ; dans la vie, elle pouvait à peine lire et écrire et elle était la propriété de son mari. […] Elle n’avait évidemment pas d’argent ; selon le professeur Trevelyan, elle était mariée qu’elle le veuille ou non au sortir de l’enfance, sans doute vers 15 ou 16 ans. Il aurait été très étrange qu’une femme écrive subitement les pièces de Shakespeare, concluais-je, et je pensai à ce vieux monsieur, à présent décédé mais qui avait été évêque et qui avait déclaré qu’il était impossible qu’une femme, passée, présente ou future ait le génie de Shakespeare. Il écrivit aux journaux à ce sujet.
[…]
Je ne pus m’empêcher de penser, en regardant les œuvres de Shakespeare sur l’étagère que cet évêque avait raison au moins sur un point ; il aurait été entièrement et absolument impossible à une femme de l’époque de Shakespeare d’écrire ses pièces de théâtre. Laissez-moi imaginer, puisque les faits sont difficiles à trouver, ce qui se serait produit si Shakespeare avait eu une sœur merveilleusement douée. Appelons-la Judith. Il est tout à fait probable que Shakespeare lui-même alla à l’école – sa mère avait hérité d’une certaine fortune – où il apprit le latin – Ovide, Virgile et Horace – ainsi que des éléments de grammaire et de logique. Il était, comme c’est bien connu un enfant turbulent qui chassait les lapins, peut-être même les cerfs et qui avait dû épouser précipitamment une femme des environs qui lui donna un enfant plus tôt qu’elle n’aurait dû. Cette escapade le poussa à tenter sa chance à Londres. Il avait semblait-il un goût pour le théâtre ; il commença par tenir les chevaux en sortie de scène. Il trouva très rapidement du travail en tant que comédien, devint célèbre, se mit à vivre au centre de l’univers, rencontra la terre entière, exerça son art sur les planches, son esprit dans la rue et finalement eut accès au palais royal. Pendant ce temps, sa sœur merveilleusement douée restait à la maison. Elle était aussi aventureuse, aussi débordante d’imagination que son frère. Mais elle n’alla jamais à l’école. Elle n’eut aucune opportunité d’apprendre la grammaire ou la logique, sans même parler d’Horace et de Virgile. Elle commençait des livres de temps en temps, peut-être un livre appartenant à son frère et en lisait quelques pages. Mais ses parents lui disaient aussitôt de raccommoder des collants ou de s’occuper du pot-au-feu et de ne pas rêvasser. Ils lui firent sans doute ces remarques sévèrement mais gentiment, car c’étaient des gens de substance qui connaissaient les conditions de vie des femmes et qui aimaient leur fille – elle était sans doute la prunelle des yeux de son père. Elle gribouillait parfois des pages en cachette, mais prenait soin de les cacher et de les brûler. Très vite, avant la fin de son adolescence, elle fut fiancée au fils du marchand de laine voisin. Elle cria que le mariage lui était détestable, et pour cela fut sévèrement battue par son père. Puis il cessa de la gronder. A la place, il la supplia de ne pas lui faire de mal, de ne pas lui faire honte en ce qui concernait son mariage. Il lui donnerait un collier et un joli jupon, lui dit-il, les larmes aux yeux. Comment pouvait-elle lui désobéir ? Comment pouvait-elle lui briser le cœur ? Seule la force de son don lui permit de le faire. Elle fit un petit paquet de ses affaires, s’échappa de la maison par une corde attachée à sa fenêtre par une nuit d’été et prit la route de Londres. Elle n’avait pas 17 ans. Les oiseaux qui chantaient dans les frondaisons n’avaient pas en eux plus de musique qu’elle. Elle avait un don, comme celui de son frère, pour le son des mots. Comme lui, elle aimait le théâtre. Elle se tint à la porte de la sortie de scène ; elle voulait être comédienne, dit-elle. Les hommes lui rirent au nez. Le gérant, un homme gros aux lèvres épaisses, éclata de rire. Il beugla quelque chose sur les caniches qui dansent et les femmes qui jouent la comédie – aucune femme, dit-il, ne peut être actrice. Il suggéra – vous pouvez imaginer ce qu’il suggéra. Elle ne pouvait pas apprendre le métier. Lui serait-il même possible d’aller chercher un dîner dans une taverne ou de parcourir les rues à minuit ? Et pourtant son génie était celui de l’écriture et désirait passionnément connaître les vies d’hommes et de femmes et les étudier. Finalement – car elle était très jeune et ressemblait étrangement au poète Shakespeare, avec ses yeux gris et ses sourcils arrondis – finalement Nick Greene l’acteur gérant eut pitié d’elle ; elle se trouva bientôt enceinte de lui et – qui pourra mesurer la violence dans le cœur d’un poète prisonnier d’un corps de femme ? – elle se tua une nuit d’hiver, et repose à un carrefour où les omnibus s’arrêtent aujourd’hui, à Elephant and Castle.
Voilà, à peu de choses près ce qui serait advenu d’une femme du temps de Shakespeare qui aurait eu son talent. Pour ma part, je suis d’accord avec feu l’évêque – il est impensable qu’une femme du temps de Shakespeare ait eu son génie. Car un génie comme celui de Shakespeare ne naît pas dans les classes opprimées, serviles et incultes. Il n’est pas né en Angleterre au temps des Saxons. Il ne naît pas aujourd’hui des classes ouvrières. Comment donc aurait-il pu naître chez des femmes dont le travail commençait, si l’on en croit le professeur Trevelyan, au début de l’enfance, qui y étaient forcées par leurs parents et maintenues avec toute la force de la loi et de la coutume ? Une certaine forme de génie a dû exister parmi les femmes, comme il existe dans les classes ouvrières. De temps à autre, une Emily Brontë ou un Robert Burns ouvre une voie étincelante et prouve sa présence. Mais des autres, on n’entend jamais parler. Cependant, lorsque l’on lit qu’une sorcière a été plongée dans l’eau, qu’une femme était possédée par des démons, que l’on entend parler d’une vieille femme vendant des herbes, ou même de la mère d’un homme très remarquable, je pense que nous sommes sur les traces d’une romancière perdue, d’une poétesse réprimée, d’une Jane Austen muette, d’une Emily Brontë qui s’est fracassé le crâne sur la lande, ou qui s’est mise à errer sur les grands chemins, rendue folle par la torture que son don lui a infligé. J’irais même jusqu’à hasarder qu’Anon[1], qui a écrit tant de poèmes sans les chanter était souvent une femme.

Jane Austen

Comme il a dû être impossible pour elles de ne pas pencher d’un côté ni de l’autre ! Quel génie, quelle intégrité ont dû être nécessaires pour faire face à toutes ces critiques, au cœur de cette société purement patriarcale, et de se tenir à leur vision des choses sans faillir. Seules Jane Austen et Emily Brontë ont réussi. C’est une autre plume à leur chapeau, et sans doute la plus belle. Elles écrivirent comme des femmes et non comme des hommes. Du millier de femmes qui alors écrivaient des romans, elles seules ignorèrent entièrement les admonestations perpétuelles de l’éternel pédagogue – écrivez ceci, pensez cela. Elles seules furent sourdes à la voix persistante qui était parfois grondante, parfois condescendante, parfois autoritaire, parfois chagrinée, parfois choquée, parfois furieuse, parfois bienveillante, cette voix qui ne peut laisser les femmes tranquilles et se doit d’être sur leur dos comme une gouvernante trop consciencieuse. […] Il fallait être une très vigoureuse jeune femme en 1828 pour ne tenir aucun compte de ces rebuffades, de ces remontrances et de ces promesses de prix. Il fallait être soi-même un esprit incandescent pour se dire ‘oh, mais ils ne peuvent avoir la littérature aussi. La littérature est ouverte à tous. Je refuse de te permettre, tout chef que tu es, de me faire quitter la pelouse. Verrouillez donc les portes de vos bibliothèques[2] ; vous ne pourrez poser aucune porte, aucune serrure, aucun verrou sur la liberté de mon esprit.’
[…]
Je pense que vous pourrez objecter que j’ai accordé trop d’importance aux choses matérielles. Même en laissant une part généreuse au symbolisme, 500 livres par an procurant le pouvoir de la contemplation, un verrou à la porte correspondant au pouvoir de penser pour soi-même, vous pourriez me dire que l’esprit devrait s’élever aux dessus de ces choses, et que les grands poètes ont souvent été des hommes pauvres. Laissez-moi donc citer ici votre propre professeur de littérature, qui sait mieux que moi ce qui fait un grand poète. Sir Arthur Quiller-Couch écrit :
« Qui sont les grands noms de la poésie du siècle passé ? Coleridge, Wordsworth, Byron, Shelley, Landor, Keats, Tennyson, Browning, Arnold, Morris, Rossetti, Swinburne – nous pouvons nous arrêter là. De ceux-là, tous sauf Keats, Browning et Rossetti étaient allés à l’université, et de ces trois-là, Keats qui mourut trop jeune, dans la fleur de l’âge était le seul qui n’était pas fortuné. Ce que je vais vous dire va sembler brutal et surtout attristant, mais la théorie qui veut que le génie poétique pousse où qu’il se trouve, que ce soit chez les plus pauvres ou les plus riches est fausse. Le fait est que de ces 12 hommes, 9 furent éduqués à l’université, ce qui veut dire qu’ils avaient les moyens, d’une manière ou d’une autre, de recevoir la meilleure éducation que ce pays peut offrir. Le fait est que des 3 restant, Browning était riche et je vous mets au défi de prouver qu’il aurait pu écrire Saul ou L’Anneau et le Livre si ce n’avait pas été le cas, pas plus que Ruskin n’aurait pu écrire Modern Painters si son père n’avait pas été un homme d’affaires prospère. Rossetti recevait une rente régulière, et de plus, il peignait. Il ne reste plus que Keats, qu’Atropos emporta trop tôt, comme elle emporta John Clare dans un asile de fous et James Thompson dans l’addiction au laudanum. Ce sont les faits, auxquels nous devons faire face. Il est certain, quelqu’en soit le déshonneur pour nous en tant que nation, que par une faute dans notre Commonwealth, le poète pauvre n’a pas aujourd’hui, pas plus qu’il y a 200 ans le début d’une chance. Croyez-moi – et j’ai passé ces 10 dernières années à observer 320 écoles primaires – nous pouvons bien nous targuer de démocratie, mais un enfant anglais pauvre n’a pas plus d’espoir que le fils d’un esclave athénien de développer cette liberté intellectuelle d’où naissent les grandes œuvres. »Personne ne pourrait le dire plus simplement. […] La liberté intellectuelle dépend de circonstances matérielles. La poésie dépend de la liberté intellectuelle. Et les femmes ont toujours été pauvres, pas seulement au cours des 2 siècles passés, mais depuis le début de leur histoire. Les femmes ont eu moins de liberté intellectuelle que les enfants d’esclaves athéniens.

[1] Anonyme

[2] V. Woolf fait référence à la première partie de l’essai où, flânant à « Oxbridge », on lui interdit successivement de marcher sur le gazon et de rentrer dans la bibliothèque, ces droits étant exclusivement réservés aux hommes.

1 commentaire:

  1. Cet extrait est très intéressant! Pourriez-vous me donner la référence avec le numéro de la page svp, parce que je voudrais le citer et on n'a pas ce livre dans notre bibliothèque.

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