jeudi 13 septembre 2007

Une question de classe





Un piédestal est tout autant une prison que n’importe quel endroit exigu.
Anonyme.


J’ai, au-dessus de mon bureau, une lettre encadrée de Victoria Woodhull, la suffragette la plus controversée de toutes. Les gens qui voient sa grande signature pensent que je m’inspire de sa vie, du fait qu’elle a été la première femme à parler au Congrès, à se présenter aux elections présidentielles, à créér et à gérer son propre journal hebdomadaire, et une des seules femmes à vivre au grand jour selon des principes de liberté et d’émancipation sexuelle qui n’étaient pas seulement inhabituels pour l’époque mais étaient légalement interdits. Tout cela est vrai, mais je trouve dans sa lettre une leçon dont je pense que la plupart des femmes, notamment moi-même a encore plus besoin ; comment ne pas être « féminine » en matière d’argent.
« Mon cher monsieur Wilson », commence-t-elle sa lettre à un homme qui a dû refuser ses tarifs de conférencière et a dû lui proposer à la place un pourcentage des billets d’entrée. « J’ai reçu plusieurs propositions dans l’est, ce qui me rend à même de modifier la proposition que je vous ai soumise. Je viendrai parler pour vous pour ($100) cent dollars. Je n’aime pas les arrangements nécessaires qui concernent les prix des billets. En espérant que nous tomberons d’accord – Victoria C. Woodhull. »
Je ne sais pas ce que vous feriez, mais j’aurais ajouté des explications et des excuses à une telle requête, et je serais d’abord allée dans un coin pour me donner le courage d’écrire une telle réponse. Cela fait des siècles que les femmes sont conditionnées dans leur rapport à l’argent ; l’argent est impur, non mérité, mystérieux, pas notre problème, ou plus récemment, un intêret politiquement incorrect et franchement trop masculin. Victoria Woodhull semble cependant libre de tout cela. Elle avait beau écrire en 1873, une époque où les maris et les pères s’appropriaient les salaires perçus par leurs épouses et filles, elle négociait pour elle-même. D’expérience, elle n’a pas fait confiance à ce monsieur Wilson pour compter honnêtement les recettes. De plus, elle demandait une grosse somme pour ses interventions publiques, ce qui était illégal dans certains états. Il est vrai qu’elle était en train de renégocier ses prix, mais en expliquant qu’elle était attendue ailleurs.
Et ce n’était que la partie visible de l’iceberg. Quelques années auparavant, elle avait ouvert une maison de courtage avec sa cadette, Tennessee Claflin, ce qui fit d’elles les premières femmes courtières en bourse. Leur société obtint le soutien de Cornélius Vanderbilt dont Tennesse avait repoussé la demande en mariage (il semblait qu’elle avait compris la différence entre épouse/bétail et maîtresse/courtière et qu’elle resta sa maîtresse), mais les deux sœurs se débrouillèret remarquablement bien toutes seules. Alors que la presse tournait en ridicule les « Bewitching Brokers », elles attiraient les foules en arrivant chaque matin dans une calèche ouverte tirée par des chevaux blancs, et montraient un grand livres de leur revues, bonnes ou mauvaises, à leurs clients. Au lieu de nier leur passé de voyantes, elles dirent que leurs intentions boursières leur venaient en transe – Vanderbilt lui-même donnait cette raison pour son appui – mais elles firent aussi les gros titres en détectant des paiements or falsifiés.
Alors que Victoria Woodhull devenait une exception du système social et économique, elle prêchait pour sa destruction. Son journal hébdomadaire publia la première édition américaine du Manifeste Communiste de Marx, et ce qu’elle soutenait dans ses interventions était encore plus choquant que Marx ou le suffrage universel : l’amour libre, un mouvement tout à fait sérieux contre les lois et l’inégalite du mariage. (Même Frederick Douglass, un ancien esclave et grand abolitionniste ainsi que défenseur du suffrage universel oublia de mentionner dans son autobiographie qu’il avait été nommé vice-président sur la liste de campagne de ce scandale ambulant.) « J’ai un droit constitutionnel, inalénable et naturel », déclarait-elle dans The Principles of Social Freedom, « d’aimer qui je veux, aussi lontemps ou peu que je le veux, et de changer changer cet amour tous les jours si je le souhaite. » Elle déplorait que ses discours sur la sexualité remportent plus de publicité que ceux qui attaquaient les riches et les hypocrites, mais elle continua les deux. […]
D’où lui venait cette force phénoménale ? Elle venait en partie d’une combinaison de charisme, de beauté et d’agileté mentale, mais d’autres femmes possédèrent ces qualités à des degrés supérieurs et n’eurent pas le courage de parler pour elles-mêmes et encore moins de combattre les puissants. Je pense qu’il s’agissait d’autre chose ; une question de classe sociale – inversée. Victoria Woodhull était une femme qui avait absolument échappé à l’éducation d’une dame, que ce soit à l’école, à l’église ou dans sa famille. Elle et sa sœur Tennessee étaient la plus grande attraction de leur cirque familial ambulant, et en tant que telle, elles avaient l’assurance de ceux qui font bouillir la marmite. Bien que Victoria se soit mariée à 14 ans, son mari se révéla être un alcooliqu et un coureur de jupons qu’elle dut entretenir jusqu’à la fin de sa vie. A l’époque où elle devint un personnage à New York, sa maison comportait de nombreux frères et sœurs, leurs époux, leurs enfants, ses parents, ses 2 enfants, le docteur dont elle avait divorcé, plus un deuxième mari ouvert d’esprit, des amis divers et variés, des amants et des radicaux de passage qui restaient parfois plusieurs mois, tout cela entretenu par son journal, sa maison de courtage et ses discours charismatiques. Avec seulement 3 années d’éducation scolaire derrière elle, elle devint une influence intellectuelle majeure de son temps. On retrouve son nom dans l’histoire des droits de vote, du socialisme, de Wall Street et au panthéon des grands orateurs.
Mais cette lettre au-dessus de mon bureau est aussi un rappel d’autre chose. Même Victoria Woodhull finit par tomber dans le piège de la dame qui doit tenir son rang quand elle fut entrée dans le bastion le plus imprenable ; le monde de l’argent et des transmissions. Cela commença par une plus grande vulnérabilité. Elle fut arrêtée, emprisonnée et son journal boycotté pour avoir exposé l’hypocrisie d’un homme puissant et respecté de trop ; elle dénonça publiquement le prédicateur Henry Ward Beech qui avait l’habitude de prendre des maîtresses dans sa congrégation tout en condamnant haut et fort la liberté sexuelle chez les autres. Entre une accusatrice scandaleuse et un accusé respectable, le choix de la société fut évident. A la suite du scandale, qui fut considéré comme le scoop le plus juteux depuis l’assassinat de Lincoln, elle emmena sœur, parents et enfants à Paris, puis à Londres. Fatiguée par ses combats, responsable de l’entretien d’une grande famille dont un fils adulte handicapé mental requérant des soins constants, elle dut trouver la vie des hautes classes britanniques enviable et sûre. Tennessee et elle commencèrent à se respectabiliser pour attirer des maris riches et honorables. Tennesse épousa un lord qui avait un château en Espagne, Victoria trouva un riche banquier qu’elle dut attendre des années (la mère du monsieur désapprouvait), et les sœurs se mirent à mentir sur, voire à nier totalement leur passé. Victoria inventa même une lignée royale pour ses parents – en réalité la fille illettrée d’un immigré allemand et un homme à tout faire qui ne s’était pas toujours trouvé du bon côté de la loi – mais la société ne les accepta jamais vraiment.
D’une enfance chaotique, un mariage pénible, une censure publique à un fardeau financier bien au-delà de ce que pouvaient imaginer la plupart des hommes, rien n’avait réussi à dompter Victoria Woodhull – jsqu’au jour où elle décida de devenir une « lady ». La femme qui était devenue une légende à l’époque où le nom d’une dame n’apparaissait dans un journal que deux fois au cours d’une vie (pour son mariage et son enterrement) soutint qu’elle n’avait jamais été pour l’amour libre ou les causes radicales ; tout cela n’était qu’un malentendu, ses articles avaient été écrits par d’autres. Elle consacra ses jours à des procès contre des auteurs qui publiaient « ses » biographies, même les plus sérieux, reporta toute la faute sur son deuxième ex-mari qui lui était encore dévoué, et effectua quelques voyages désastreux à New York pour « blanchir son nom ». Ce n’est qu’après la mort de son mari anglais que l’ancienne Victoria réapparut un peu, conduisant sa voiture à toute allure sur les routes de campagne, ouvrant une crèche et école maternelle alternative pour les enfants de son village, et aidant tous les infortunés de la région. Elle rejeta cependant son passé jusqu’au bout.
Je pense à cette aventurière quand je parle aux épouses et aux filles des familles d’argent qui commencent courageusement à se rebeller. Pour moi, elle représente la force qu’on leur a niée et le pouvoir séducteur de l’éducation des dames contre lequel elles doivent se battre. Victoria Woodhull est l’exemple le plus éclatant que je connaisse de réussite sociale. Elle a trouvé sa force tout en bas et l’a utilisée pour triompher et ouvrir la voie à d’autres, mais quand les fruits de son travail lui furent enlevés, elle perdit sa liberté en cherchant refuge dans un milieu sécurisant
Cet essai est ma manière d’apprendre ce que c’est que la pression sociale. Je ne sais pas si on pourra combattre le postulat que les femmes sont de la même classe que leurs pères ou leurs maris, et que la proximité de l’argent n’est pas la même chose que le contrôle de l’argent. J’ai reçu des lettres de lectrices dont les besoins en logement, sécurité sociale, nourriture et autres nécessités étaient tellement impérieux que d’autres types de privations semblaient ridicules. Cela est normal, la survie est prioritaire. Mais le problème de classe fonctionne aussi contre les femmes d’autre manière. Le pouvoir et l’argent de la famille renforcent le patriarcat le plus pur, et le fait de jalouser les femmes prises dans cette situation nous fait agir contre nos propres interêts.Cela continuera tant que les femmes n’auront pas une analyse sociale qui leur est propre. Nous devons honorer la force et les connaissances des femmes au bas de l’échelle sociale, et l’expérience et l’accès aux ressources de celles qui sont en haut, puis les combiner pour que les femmes puissent atteindre le pouvoir en tant que caste.
Que se passerait-il si les femmes à travers les ventres desquelles sont transmis la fortune et le pouvoir de ce pays et d’autres était touchées par la force de la vraie Virginia Woodhull, et non l’inverse ?



[1] « The Masculinization of Wealth ». Steinem, Gloria (1994) Moving Beyond Words: Age, Rage, Sex, Power, Money, Muscles: Breaking the Boundaries of Gender, Simon & Schuster, New York, 319 p.

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