jeudi 13 septembre 2007

Lire Lolita à Téhéran



Lire Lolita à Téhéran[1]

Azar Nafisi, née à Téhéran, a fait ses études universitaires aux Etats-Unis. Après avoir été contrainte à démissionner de l’Université de Téhéran sous la pression des autorités iraniennes, elle a réuni chez elle clandestinement pendant près de deux ans sept de ses étudiantes pour découvrir de grandes œuvres de la culture occidentale. Elle vit aujourd’hui à Washington où elle enseigne à l’université John Hopkins.

La première œuvre dont nous avons parlé n’était qu’autre que nos célèbres Mille et Une Nuits, histoire d’un roi trompé par sa femme qui, pour se venger de cette trahison, fait exécuter les unes après les autres les jeunes vierges qu’il épouse, jusqu’à ce que sa main assassine soit retenue par les contes enchanteurs que lui raconte Schéhérazade. J’ai énoncé un certain nombre de questions générales auxquelles mes étudiantes pouvaient réflechir. Elles tournaient toutes plus ou moins autour du même sujet. Un piège s’était refermé autour des femmes que nous étions. Dans cette situation, comment les grands ouvrages de l’imagination pouvaient-ils nous aider ? Nous ne voulions pas établir de stratégie, nous n’étions pas à la recherche d’une solution facile, mais nous devions espérer trouver un lien entre les espaces ouverts par les romans et les lieux confinés de notre enfermement. Je me rappelle avoir lu une phrase où Nabokov déclare que les lecteurs sont nés libres et doivent le rester.
Ce qui m’avait le plus intriguée dans l’histoire qui sert de fond aux Mille et Une Nuits, c’était les trois sortes de femmes qui y étaient décrites, toutes victimes de la loi déraisonnable d’un roi. Avant que Schéhérazade entre en scène, ou bien la femme trahit et elle est tuée (la reine), ou bien elle est tuée avant d’avoir le temps de trahir (les vierges). Ces dernières, dont la voix, contrairement à celle de Schéhérazade, n’est jamais entendue, sont la plupart du temps complètement oubliées par la critique. Leur silence, pourtant, est lourd de sens. Elles renoncent à leur virginité et à leur vie sans la moindre résistance, sans la moindre protestation. Elles n’existent pas vraiment, puisque dans leur anonyme, elles ne laissent aucune trace. L’infidélité de la reine ne dérobe rien au roi de son autorité absolue ; elle le déséquilibre. Ces deux types de femmes acceptent tacitement l’autorité publique du tyran. Elles agissent à l’intérieur des limites de son domaine, et, de là, acceptent ses lois arbitraires.
Schéhérazade brise le cycle de la violence en choisissant elle-même les termes du contrat auquel elle se soumet. Elle façonne son univers, non par la force physique comme le fait le roi, mais grâce à son intelligence et à son imagination. Ce qui lui donne le courage de risquer sa vie et l’isole des autres personnages.



[1] Nafisi, Azar (2005) Lire Lolita à Téhéran, 10/18, Paris, 467 p.

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