Réévaluation de l’économie[1]
Il s’agit de surmonter un blocage…
Si l’on en croit les sondages, « l’économie » est un concept qui évoque l’ennui, une sorte de brume qui bloque la pensée. Le blocage économique est peut-être plus répandu que le blocage des maths, car contrairement aux mathématiques dont on peut voir l’utilité dans la vie quotidienne, l’économie est vue comme un ensemble de forces mystérieuses qui nous contrôlent d’en haut.
Dans un premier temps, j’ai échappé à cette maladie par accident, en lisant les biographies des grands économistes. Mais dans ma vie académique, ma compréhension de l’économie par les comportements humains fut bientôt obscurcie par des cours qui substituaient des graphiques aux idées, et des phrases telles que « la marge de la propension à consommer » à un fil conducteur. Très rapidement je fus convaincue que je comprendrais peut-être ce qui m’arrivait si j’étudiais pendant des années, mais certainement pas comment changer les choses.
Au fil des années, je remarquais que même des auteurs et activistes politiques que j’adorais lire semblaient écrire comme s’ils devaient gagner un prix pour le texte le plus décourageant et paralysant. […]
Le premier déclic dans ce long processus qu’est pour moi la démystification de l’économie eut lieu tout de suite après la Conférence de Houston de 1977. […] Le président Carter avait créé un Comité National pour les Femmes dont la première tâche fut d’examiner le budget fédéral pour étudier son impact différentiel sur la moitié (féminine) de la population.
Malheureusement, le président n’avait manifestement pas compris qu’il s’agirait de la totalité du budget. Quand le comité a commencé à examiner les dépenses militaires, et pas seulement la sécurité sociale, la garde d’enfants et autres soucis purement féminins, on nous a fait savoir que Carter et son gouvernement étaient furieux. Comment ces femmes, dont Carter estimait qu’il devait avoir le soutien, comment ces femmes osaient-elles être tellement critiques, surtout dans des domaines qui ne les regardaient absolument pas ?
[Le président Carter décide de renvoyer la présidente du comité, Bella Azbug]
Pendant cette controverse courte mais enflammée, la presse n’a cessé d’appeler ceux qui avaient travaillé sur la conférence, dont je faisais partie. Je me suis retrouvée à répéter à tout va que le budget national d’un pays était sa seule déclaration véritable et crédible, et que nous, en tant que citoyens avions le droit et le devoir de critiquer ce budget.
Au bout d’un moment à répéter la même chose, je finis par comprendre que certaines valeurs étaient à la base de tout budget, et que si cela était vrai du budget fédéral qui faisait la taille d’un annuaire, c’était vrai aussi pour mon propre petit budget.Si les valeurs du pays devenaient parfaitment claires quand on allouait un budget énormes aux autoroutes et aux armes nucléaires et des cacahuètes pour améliorer l’alphabétisation et la mortalité infantile, et bien mes valeurs en tant que citoyenne étaient visibles non seulement dans ma réaction à ce budget public, mais dans mes propres dépenses, et cela est vrai pour tout ceux d’entre nous à qui il reste quelques dollars après que les bases essentielles sont assurées. Je me demandais ce que mon relevé de comptes dirait de moi si j’étais renversée par un camion le lendemain. J’aime penser que je mets mon argent là où je mets mes valeurs, mais quand j’ai regardé mon relevé, je ne me suis pas félicitée. Non seulement certaines de mes dépenses étaient-elles complètement exagérées, mais je me suis rendue compte que je traitais l’argent comme si c’était une chose passive dont on use ou abuse, pas comme une opportunité de donner, initier ou poursuivre des changements.
A partir de ce jour-là, j’ai commencé à faire mes comptes différemment et à penser à l’économie au moins en partie comme à une forme d’expression. Même quand j’essayais d’oublier cette idée inconfortable de représentation de valeurs quand je payais mes factures, même quand je savais qu’acheter des fleurs à mes amis, les inviter à dîner ou craquer sur un nouvel album, c’étaient aussi des valeurs, cette manière de voir commença à modifier mon comportement économique.
Dans des budgets grands et petits, je commençai à percevoir le secret le mieux gardé des économistes ; les systèmes économiques ne sont pas des colonnes de chiffres dénuées de sens et uniquement basées sur la raison, mais des manières d’exprimer ce qu’une société trouve important.
Je me mis à parler de ma prise de conscience en effectuant ce que j’appelle le deuxième plus vieux métier du monde ; la recherche de fonds. La prise de conscience du budget comme miroir des valeurs fit aussi l’effet d’un déclic à d’autres, un guide pratique pour comprendre comment nos impôts sont utilisés, et comment nous-même en tant qu’individus nous dépensons notre argent. Je commençai à me sentir mieux quand je demandais des contributions pour des projets de réequilibrage des injustices, une activité vitale à tout mouvement de justice sociale.
Au lieu de supplier ou de culpabiliser les gens (une émotion qui mène invariablement à la rancœur et au ressentiment et que je ne souhaite à personne), je me rendis compte que j’offrai l’opportunité au donateur d’investir dans quelque chose qui avait un sens pour elle/lui. Si l’investissement marchait, il génèrerait de l’indépendance, et non plus de la dépendance, ce qui les projets menés par les femmes font si bien ; personne ne connaît le prix de la dépendance ou le prix qu’il faut payer pour s’en sortir aussi bien que les femmes. Les donateurs auraient un retour satisfaisant, et les bénéficiaires pourraient se considérer comme un bon investissment, ce qui permettrait d’éviter cette maladie féminine sociale qu’est la gratitude. En plus, avec l’idée de faire ses comptes avec ses valeurs chaque mois, même un grand but comme l’égalité devient juste une question de comptabilité.
J’ai aussi trouvé ce concept utile quand j’ai voulu déterminer les causes qu’il n’était pas nécessaires de soutenir. Si le but d’un investissement charitable est le cachet social qu’il donne, alors sa cause est déjà suffisamment respectable pour bénéficier de financements publics. Pour donner des exemples ; donner à des artistes déjà célèbres pour dire qu’on les connaît, donner à de la recherche médicale générale ou créér des organisations qui évitent à l’Etat de faire ce qu’il devrait, tout cela n’est pas nécessaire. Evidemment, il est possible de donner à la recherche contre le cancer ET de faire pression pour que l’Etat s’y investisse plus, mais ce genre d’activisme est rare.
En ce qui concerne les valeurs dans le monde des œuvres de charité, j’ai découvert quand j’ai commencé à chercher des contributions il y a 25 ans que sur la totalité de l’argent versé chaque année par des entreprises, fondations et personnes privées, seulement 1% va à des projets créés pour les femmes, ou dont le but est d’améliorer leur statut. Dans ce que l’on pourrait penser être des subventions générales – de recherche médicale par exemple – on exclut souvent spécifiquement les femmes parce que leurs cycles menstruels soi-disant perturbent l’expérience (bien qu’on pourrait dire que l’absence de cycles menstruels chez l’homme pose un problème similaire). En ce qui concerne les fonds publics, les Boy Scouts reçoivent plus d’argent que les Girl Scouts. Je n’ai trouvé aucune fondation pour les femmes de toutes les couleurs. Il faudra pour le moins que tous les donateurs insistent sur le fait que la moitié de leurs dons aillent aux femmes et aux filles pour que la situation change.
Pour citer juste un exemple de cette partialité, la plupart des programmes de réhabilitation pour les drogués ont été créés pour les hommes. Le drogué stéréotypique est un homme. Nous avons plus peur de la destruction qu’un homme peut causer pour payer sa drogue que de l’auto-destruction d’une femme qui se prostitue pour la même chose. Dans une culture mâle, même la souffrance masculine prévaut sur la souffrance féminine. Pourtant, selon certaines recherches, au moins la moitié des drogués sont des femmes, et certaines ne font pas que se détruire elles-mêmes, elles donnent naissance à des bébés déjà accros et souvent séropositifs. Une ex-droguée aura plus de mal à se réinsérer dans la société, surtout si elle porte aussi le stigmate de la prostitution. Je donne cet exemple pour montrer que les valeurs qui sous-tendent nos budgets de protection sociale ne punissent pas que les gens concernés mais aussi le reste de la société.
Quand nous ne démystifions pas l’économie en la comprenant comme un système de valeurs humaines, nous la laissons aux mains des experts.
Prenons la peur des maths comme modèle. La première partie de la guérison est la prise de conscience qu’il n’existe pas plus une bosse des maths qu’une bosse de l’histoire ou de l’anglais. Il n’ya que des gens qui apprennent les maths, l’histoire ou l’anglais à différents rythmes et de différentes façons. De même, il n’y a pas de bosse de l’économie. Il y a des gens qui adorent les chiffres et les concepts abstraits, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont plus faits pour ce domaine emotionnel, idéaliste et fouillis que ceux qui aiment la sociologie ou la politique. Pour continuer le parallèle avec l’angoisse des maths, aux Etats-Unis, les filles en sont tellement atteintes que certains experts ont théorisé l’existence d’une bosse des maths en lien avec la testostérone, ce ui ne fit qu’empirer chez les filles la conviction paralysante qu’elles n’avaient pas « le bon cerveau ». Pourtant, au Japon, ce sont les femmes qui sont responsables des budgets domestiques, des achats importants, des économies et même des investissements familiaux à la bourse, et ce sont les hommes qui souffrent d’angoisse des maths. Quand ils sont étudiants, ceux sont eux qui vont prendre des cours de rattrapage, souvent avec leurs sœurs, et qui bénéficient parfois de critères plus laxistes pour l’entrée à l’université. (« Si les critères n’étaient pas plus bas pour les garçons, nos meilleures universités ne seraient remplies que de filles », a-t-on dit au professeure Cathy Davidson, ce qu’elle cite dans son autobiographie 36 Views of Mount Fuji). La conviction japonaise que la gestion de l’arent est « un travail de femme » remonte à la tradition samouraï où aucun homme qui se respectait ne se serait abaissé à porter de l’argent, et où les vêtements dénués de poche étaient une affaire d’honneur. Tant pis pour la testostérone.
Nous devons faire évoluer notre société, développer de nouvelles méthodes d’enseignement qui ne présupposent pas de la bonne manière ou de la bonne cible pour enseigner les mathématiques, l’économie ou quoi que ce soit d’autre. En tant qu’individus, ce que nous devons faire est de continuer à chercher un moyen d’apprendre qui nous conviendra enfin – ce que le système de valeurs incarné dans le budget a représenté pour moi.
Une fois lancée dans cette démystification, je me suis mise à contempler les chiffres avec interêt et même espièglerie, un grand pas pour quelqu’un qui […] avait tellement peur des chiffres que je ne regardais jamais mes factures et que j’avais peur de finir dans la rue. […]
En premier lieu, les coûts du travail ne représentent pas toujours les valeurs du pays, aussi imparfaites soient-elles. Les puéricultrices sont moins payées que les gardiens de parking, et les infirmières que les femmes de ménage – et pas parce que nous attachons plus de valeur à nos voitures et poubelles qu’à nos enfants et patients. La vérité, c’est qu’aux Etats-Unis et presque partout ailleurs, les gens seront moins payés en fonction de leur expertise qu’en fonction de leur sexe, de leur ethnicité et de leur classe sociale. […]
La construction de routes est bien payée ici et au Canada quand ce sont des hommes qui y travaillent, mais mal payée de Russie au Népal quand ce sont des femmes. Au Japon, l’assemblage de composants éléctroniques est effectué par des hommes correctement payés, alors qu’au Mexique et en Hongrie, c’est un travail de femmes mal payé et de conditions difficiles. En Turquie, le travail du tabac est un « travail de femme », mais aux Etats-Unis, c’est un mythe et une tradition masculins, et c’est bien payé.
La mise au point des salaires par un système de caste culturel est au moins aussi efficace que le fait de déterminer artificiellement les prix des produits en amont, ce pour quoi les entreprises sont régulièrement traîneées devant la justice. La liberté du marché n’a rien à voir là dedans. Nous ne manquons pas d’infirmières dans ce pays, mais notre insuffisance en matière de salaire et de respect pousse les infirmières dans d’autres professions. Au lieu d’augmenter les salaires, nous avons essayé de changer les critères de recrutement et avons fait venir des infirmières d’autres pays. Quand les syndicats d’infirmières se battent contre la baisse des salaires, on leur reproche de lutter contre les immigrées. Imaginez les réactions si les entreprises de voitures baissaient en bloc les salaires et les conditions de travail pour les hommes (en majorité blancs) qui travaillent à la chaîne, et essayaient de faire venir des travailleurs étrangers. […]
Dès qu’un métier est effectué par « trop » de femmes (quand les femmes représentent à peu près 1/3 de la totalité des gens qui y travaillent), il perd de la valeur, tout comme un quartier dans lequel trop de familles d’une « autre race » emménagent, et pour les mêmes raisons – exclusivité et préjugés.
Ainsi, le secrétariat était dans ce pays une activité bien rémunérée lorsqu’elle était exercée par des hommes, mais se dévalua quand les femmes s’y consacrèrent en grand nombre. Les hommes inventèrent des diplômes de comptabilité dont ils exclurent toutes les femmes, et ils imposèrent aux entreprises de n’engager que des comptables diplômés.
Et la preuve de cette règle réside dans sa reversibilité. Quand des hommes entrent en masse dans des métiers « cols-roses », cela à tendance à rehausser le statut de cette occupation, et ils sont mieux traités que leurs collègues même si on se demande ce qu’il font là. Les hommes étaient infirmiers avant que la guerre de Sécession, et que l’afflux de femmes ne dévalorise le statut de la profession. Les quelques hommes qui s’engagèrent en cette qualité pendant la guerre du Vietnam furent appelés « assistants médicaux » et mieux payés que les « infirmières ». Les rares hommes qui devinrent opérateurs téléphoniques eurent bien plus de succès que les femmes qui entrèrent dans le milieu de la réparation téléphonique. On appelait les premiers stewards par leur nom de famille et ils avaient froit à plus d’avantages que les hôtesses. Le prestige des professions montent ou descend selon que le groupe le plus favorisé y entre ou le quitte. La même règle (la valeur de l’employé prime sur la valeur de l’emploi) semble aussi être en vigueur pour la prostitution. Si l’on en juge par les pages jaunes des « escorts » de Los Angeles, ainsi que par des entretiens avec des travailleurs du sexe de San Francisco, les prostitués sont plus payés que leurs consoeurs pour leurs services, que leurs clients soient hommes ou femmes. […]
Je décidai de rééxaminer mes relevés pour voir comment je rémunérai les services occasionnels qu’on me rendait. Et je découvris que j’avais parfois payé moins pour le travail féminin de vérification de sources que pour le travail masculin de tutorial informatique ; plus pour un service de nettoyage de vitres tenu par des hommes que pour le ménage d’une pièce (par un homme ou une femme) ; plus un homme qui livrait des chaises à une vente de charité qu’une femme qui venait y servir de la nourriture. Je me rendis compte que cela faisait longtemps que je comparais les tarifs de mes conférences à ceux d’autres féministes, et que je me sentais coupable si les miens étaient plus élevés, au lieu de les comparer à ceux de réformistes - hommes - de mouvements pour la justice sociale et de réagir quand j’étais payée moins qu’eux. En plus, je n’avais jamais considéré les sommes extraordinaires touchées par Henry Kissinger sur des vues diplomatiques dépassées, ou par Oliver North pour des conférences sur les contrats d’armements illégaux avec l’Iran, ou au général Schwarzkopf pour répéter pour la millième fois des vieilles histoires de la guerre du Golfe. J’espère que ce n’est pas le cas partout, mais les conférenciers de guerre semblent être bien plus payés que ceux qui travaillent sur la paix, les experts sur la consommation plus payés que ceux qui étudient le coût écologique de la surconsommation, et que les femme sont plus payées quand elles disent ce que les hommes veulent entendre. (En 1991, à l’université de Miami, Christie Hefner de Playboy a reçu deux fois plus d’argent qu’Andrea Dworkin pour défendre la pornographie qu’Andrea Dworkin pour l’attaquer). Les tarifs des conférences nous donnent aussi une bonne perception de nos valeurs culturelles.
[1] Steinem, Gloria (1994) Moving Beyond Words: Age, Rage, Sex, Power, Money, Muscles: Breaking the Boundaries of Gender, Simon & Schuster, New York, 319 p.
Il s’agit de surmonter un blocage…
Si l’on en croit les sondages, « l’économie » est un concept qui évoque l’ennui, une sorte de brume qui bloque la pensée. Le blocage économique est peut-être plus répandu que le blocage des maths, car contrairement aux mathématiques dont on peut voir l’utilité dans la vie quotidienne, l’économie est vue comme un ensemble de forces mystérieuses qui nous contrôlent d’en haut.
Dans un premier temps, j’ai échappé à cette maladie par accident, en lisant les biographies des grands économistes. Mais dans ma vie académique, ma compréhension de l’économie par les comportements humains fut bientôt obscurcie par des cours qui substituaient des graphiques aux idées, et des phrases telles que « la marge de la propension à consommer » à un fil conducteur. Très rapidement je fus convaincue que je comprendrais peut-être ce qui m’arrivait si j’étudiais pendant des années, mais certainement pas comment changer les choses.
Au fil des années, je remarquais que même des auteurs et activistes politiques que j’adorais lire semblaient écrire comme s’ils devaient gagner un prix pour le texte le plus décourageant et paralysant. […]
Le premier déclic dans ce long processus qu’est pour moi la démystification de l’économie eut lieu tout de suite après la Conférence de Houston de 1977. […] Le président Carter avait créé un Comité National pour les Femmes dont la première tâche fut d’examiner le budget fédéral pour étudier son impact différentiel sur la moitié (féminine) de la population.
Malheureusement, le président n’avait manifestement pas compris qu’il s’agirait de la totalité du budget. Quand le comité a commencé à examiner les dépenses militaires, et pas seulement la sécurité sociale, la garde d’enfants et autres soucis purement féminins, on nous a fait savoir que Carter et son gouvernement étaient furieux. Comment ces femmes, dont Carter estimait qu’il devait avoir le soutien, comment ces femmes osaient-elles être tellement critiques, surtout dans des domaines qui ne les regardaient absolument pas ?
[Le président Carter décide de renvoyer la présidente du comité, Bella Azbug]
Pendant cette controverse courte mais enflammée, la presse n’a cessé d’appeler ceux qui avaient travaillé sur la conférence, dont je faisais partie. Je me suis retrouvée à répéter à tout va que le budget national d’un pays était sa seule déclaration véritable et crédible, et que nous, en tant que citoyens avions le droit et le devoir de critiquer ce budget.
Au bout d’un moment à répéter la même chose, je finis par comprendre que certaines valeurs étaient à la base de tout budget, et que si cela était vrai du budget fédéral qui faisait la taille d’un annuaire, c’était vrai aussi pour mon propre petit budget.Si les valeurs du pays devenaient parfaitment claires quand on allouait un budget énormes aux autoroutes et aux armes nucléaires et des cacahuètes pour améliorer l’alphabétisation et la mortalité infantile, et bien mes valeurs en tant que citoyenne étaient visibles non seulement dans ma réaction à ce budget public, mais dans mes propres dépenses, et cela est vrai pour tout ceux d’entre nous à qui il reste quelques dollars après que les bases essentielles sont assurées. Je me demandais ce que mon relevé de comptes dirait de moi si j’étais renversée par un camion le lendemain. J’aime penser que je mets mon argent là où je mets mes valeurs, mais quand j’ai regardé mon relevé, je ne me suis pas félicitée. Non seulement certaines de mes dépenses étaient-elles complètement exagérées, mais je me suis rendue compte que je traitais l’argent comme si c’était une chose passive dont on use ou abuse, pas comme une opportunité de donner, initier ou poursuivre des changements.
A partir de ce jour-là, j’ai commencé à faire mes comptes différemment et à penser à l’économie au moins en partie comme à une forme d’expression. Même quand j’essayais d’oublier cette idée inconfortable de représentation de valeurs quand je payais mes factures, même quand je savais qu’acheter des fleurs à mes amis, les inviter à dîner ou craquer sur un nouvel album, c’étaient aussi des valeurs, cette manière de voir commença à modifier mon comportement économique.
Dans des budgets grands et petits, je commençai à percevoir le secret le mieux gardé des économistes ; les systèmes économiques ne sont pas des colonnes de chiffres dénuées de sens et uniquement basées sur la raison, mais des manières d’exprimer ce qu’une société trouve important.
Je me mis à parler de ma prise de conscience en effectuant ce que j’appelle le deuxième plus vieux métier du monde ; la recherche de fonds. La prise de conscience du budget comme miroir des valeurs fit aussi l’effet d’un déclic à d’autres, un guide pratique pour comprendre comment nos impôts sont utilisés, et comment nous-même en tant qu’individus nous dépensons notre argent. Je commençai à me sentir mieux quand je demandais des contributions pour des projets de réequilibrage des injustices, une activité vitale à tout mouvement de justice sociale.
Au lieu de supplier ou de culpabiliser les gens (une émotion qui mène invariablement à la rancœur et au ressentiment et que je ne souhaite à personne), je me rendis compte que j’offrai l’opportunité au donateur d’investir dans quelque chose qui avait un sens pour elle/lui. Si l’investissement marchait, il génèrerait de l’indépendance, et non plus de la dépendance, ce qui les projets menés par les femmes font si bien ; personne ne connaît le prix de la dépendance ou le prix qu’il faut payer pour s’en sortir aussi bien que les femmes. Les donateurs auraient un retour satisfaisant, et les bénéficiaires pourraient se considérer comme un bon investissment, ce qui permettrait d’éviter cette maladie féminine sociale qu’est la gratitude. En plus, avec l’idée de faire ses comptes avec ses valeurs chaque mois, même un grand but comme l’égalité devient juste une question de comptabilité.
J’ai aussi trouvé ce concept utile quand j’ai voulu déterminer les causes qu’il n’était pas nécessaires de soutenir. Si le but d’un investissement charitable est le cachet social qu’il donne, alors sa cause est déjà suffisamment respectable pour bénéficier de financements publics. Pour donner des exemples ; donner à des artistes déjà célèbres pour dire qu’on les connaît, donner à de la recherche médicale générale ou créér des organisations qui évitent à l’Etat de faire ce qu’il devrait, tout cela n’est pas nécessaire. Evidemment, il est possible de donner à la recherche contre le cancer ET de faire pression pour que l’Etat s’y investisse plus, mais ce genre d’activisme est rare.
En ce qui concerne les valeurs dans le monde des œuvres de charité, j’ai découvert quand j’ai commencé à chercher des contributions il y a 25 ans que sur la totalité de l’argent versé chaque année par des entreprises, fondations et personnes privées, seulement 1% va à des projets créés pour les femmes, ou dont le but est d’améliorer leur statut. Dans ce que l’on pourrait penser être des subventions générales – de recherche médicale par exemple – on exclut souvent spécifiquement les femmes parce que leurs cycles menstruels soi-disant perturbent l’expérience (bien qu’on pourrait dire que l’absence de cycles menstruels chez l’homme pose un problème similaire). En ce qui concerne les fonds publics, les Boy Scouts reçoivent plus d’argent que les Girl Scouts. Je n’ai trouvé aucune fondation pour les femmes de toutes les couleurs. Il faudra pour le moins que tous les donateurs insistent sur le fait que la moitié de leurs dons aillent aux femmes et aux filles pour que la situation change.
Pour citer juste un exemple de cette partialité, la plupart des programmes de réhabilitation pour les drogués ont été créés pour les hommes. Le drogué stéréotypique est un homme. Nous avons plus peur de la destruction qu’un homme peut causer pour payer sa drogue que de l’auto-destruction d’une femme qui se prostitue pour la même chose. Dans une culture mâle, même la souffrance masculine prévaut sur la souffrance féminine. Pourtant, selon certaines recherches, au moins la moitié des drogués sont des femmes, et certaines ne font pas que se détruire elles-mêmes, elles donnent naissance à des bébés déjà accros et souvent séropositifs. Une ex-droguée aura plus de mal à se réinsérer dans la société, surtout si elle porte aussi le stigmate de la prostitution. Je donne cet exemple pour montrer que les valeurs qui sous-tendent nos budgets de protection sociale ne punissent pas que les gens concernés mais aussi le reste de la société.
Quand nous ne démystifions pas l’économie en la comprenant comme un système de valeurs humaines, nous la laissons aux mains des experts.
Prenons la peur des maths comme modèle. La première partie de la guérison est la prise de conscience qu’il n’existe pas plus une bosse des maths qu’une bosse de l’histoire ou de l’anglais. Il n’ya que des gens qui apprennent les maths, l’histoire ou l’anglais à différents rythmes et de différentes façons. De même, il n’y a pas de bosse de l’économie. Il y a des gens qui adorent les chiffres et les concepts abstraits, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont plus faits pour ce domaine emotionnel, idéaliste et fouillis que ceux qui aiment la sociologie ou la politique. Pour continuer le parallèle avec l’angoisse des maths, aux Etats-Unis, les filles en sont tellement atteintes que certains experts ont théorisé l’existence d’une bosse des maths en lien avec la testostérone, ce ui ne fit qu’empirer chez les filles la conviction paralysante qu’elles n’avaient pas « le bon cerveau ». Pourtant, au Japon, ce sont les femmes qui sont responsables des budgets domestiques, des achats importants, des économies et même des investissements familiaux à la bourse, et ce sont les hommes qui souffrent d’angoisse des maths. Quand ils sont étudiants, ceux sont eux qui vont prendre des cours de rattrapage, souvent avec leurs sœurs, et qui bénéficient parfois de critères plus laxistes pour l’entrée à l’université. (« Si les critères n’étaient pas plus bas pour les garçons, nos meilleures universités ne seraient remplies que de filles », a-t-on dit au professeure Cathy Davidson, ce qu’elle cite dans son autobiographie 36 Views of Mount Fuji). La conviction japonaise que la gestion de l’arent est « un travail de femme » remonte à la tradition samouraï où aucun homme qui se respectait ne se serait abaissé à porter de l’argent, et où les vêtements dénués de poche étaient une affaire d’honneur. Tant pis pour la testostérone.
Nous devons faire évoluer notre société, développer de nouvelles méthodes d’enseignement qui ne présupposent pas de la bonne manière ou de la bonne cible pour enseigner les mathématiques, l’économie ou quoi que ce soit d’autre. En tant qu’individus, ce que nous devons faire est de continuer à chercher un moyen d’apprendre qui nous conviendra enfin – ce que le système de valeurs incarné dans le budget a représenté pour moi.
Une fois lancée dans cette démystification, je me suis mise à contempler les chiffres avec interêt et même espièglerie, un grand pas pour quelqu’un qui […] avait tellement peur des chiffres que je ne regardais jamais mes factures et que j’avais peur de finir dans la rue. […]
En premier lieu, les coûts du travail ne représentent pas toujours les valeurs du pays, aussi imparfaites soient-elles. Les puéricultrices sont moins payées que les gardiens de parking, et les infirmières que les femmes de ménage – et pas parce que nous attachons plus de valeur à nos voitures et poubelles qu’à nos enfants et patients. La vérité, c’est qu’aux Etats-Unis et presque partout ailleurs, les gens seront moins payés en fonction de leur expertise qu’en fonction de leur sexe, de leur ethnicité et de leur classe sociale. […]
La construction de routes est bien payée ici et au Canada quand ce sont des hommes qui y travaillent, mais mal payée de Russie au Népal quand ce sont des femmes. Au Japon, l’assemblage de composants éléctroniques est effectué par des hommes correctement payés, alors qu’au Mexique et en Hongrie, c’est un travail de femmes mal payé et de conditions difficiles. En Turquie, le travail du tabac est un « travail de femme », mais aux Etats-Unis, c’est un mythe et une tradition masculins, et c’est bien payé.
La mise au point des salaires par un système de caste culturel est au moins aussi efficace que le fait de déterminer artificiellement les prix des produits en amont, ce pour quoi les entreprises sont régulièrement traîneées devant la justice. La liberté du marché n’a rien à voir là dedans. Nous ne manquons pas d’infirmières dans ce pays, mais notre insuffisance en matière de salaire et de respect pousse les infirmières dans d’autres professions. Au lieu d’augmenter les salaires, nous avons essayé de changer les critères de recrutement et avons fait venir des infirmières d’autres pays. Quand les syndicats d’infirmières se battent contre la baisse des salaires, on leur reproche de lutter contre les immigrées. Imaginez les réactions si les entreprises de voitures baissaient en bloc les salaires et les conditions de travail pour les hommes (en majorité blancs) qui travaillent à la chaîne, et essayaient de faire venir des travailleurs étrangers. […]
Dès qu’un métier est effectué par « trop » de femmes (quand les femmes représentent à peu près 1/3 de la totalité des gens qui y travaillent), il perd de la valeur, tout comme un quartier dans lequel trop de familles d’une « autre race » emménagent, et pour les mêmes raisons – exclusivité et préjugés.
Ainsi, le secrétariat était dans ce pays une activité bien rémunérée lorsqu’elle était exercée par des hommes, mais se dévalua quand les femmes s’y consacrèrent en grand nombre. Les hommes inventèrent des diplômes de comptabilité dont ils exclurent toutes les femmes, et ils imposèrent aux entreprises de n’engager que des comptables diplômés.
Et la preuve de cette règle réside dans sa reversibilité. Quand des hommes entrent en masse dans des métiers « cols-roses », cela à tendance à rehausser le statut de cette occupation, et ils sont mieux traités que leurs collègues même si on se demande ce qu’il font là. Les hommes étaient infirmiers avant que la guerre de Sécession, et que l’afflux de femmes ne dévalorise le statut de la profession. Les quelques hommes qui s’engagèrent en cette qualité pendant la guerre du Vietnam furent appelés « assistants médicaux » et mieux payés que les « infirmières ». Les rares hommes qui devinrent opérateurs téléphoniques eurent bien plus de succès que les femmes qui entrèrent dans le milieu de la réparation téléphonique. On appelait les premiers stewards par leur nom de famille et ils avaient froit à plus d’avantages que les hôtesses. Le prestige des professions montent ou descend selon que le groupe le plus favorisé y entre ou le quitte. La même règle (la valeur de l’employé prime sur la valeur de l’emploi) semble aussi être en vigueur pour la prostitution. Si l’on en juge par les pages jaunes des « escorts » de Los Angeles, ainsi que par des entretiens avec des travailleurs du sexe de San Francisco, les prostitués sont plus payés que leurs consoeurs pour leurs services, que leurs clients soient hommes ou femmes. […]
Je décidai de rééxaminer mes relevés pour voir comment je rémunérai les services occasionnels qu’on me rendait. Et je découvris que j’avais parfois payé moins pour le travail féminin de vérification de sources que pour le travail masculin de tutorial informatique ; plus pour un service de nettoyage de vitres tenu par des hommes que pour le ménage d’une pièce (par un homme ou une femme) ; plus un homme qui livrait des chaises à une vente de charité qu’une femme qui venait y servir de la nourriture. Je me rendis compte que cela faisait longtemps que je comparais les tarifs de mes conférences à ceux d’autres féministes, et que je me sentais coupable si les miens étaient plus élevés, au lieu de les comparer à ceux de réformistes - hommes - de mouvements pour la justice sociale et de réagir quand j’étais payée moins qu’eux. En plus, je n’avais jamais considéré les sommes extraordinaires touchées par Henry Kissinger sur des vues diplomatiques dépassées, ou par Oliver North pour des conférences sur les contrats d’armements illégaux avec l’Iran, ou au général Schwarzkopf pour répéter pour la millième fois des vieilles histoires de la guerre du Golfe. J’espère que ce n’est pas le cas partout, mais les conférenciers de guerre semblent être bien plus payés que ceux qui travaillent sur la paix, les experts sur la consommation plus payés que ceux qui étudient le coût écologique de la surconsommation, et que les femme sont plus payées quand elles disent ce que les hommes veulent entendre. (En 1991, à l’université de Miami, Christie Hefner de Playboy a reçu deux fois plus d’argent qu’Andrea Dworkin pour défendre la pornographie qu’Andrea Dworkin pour l’attaquer). Les tarifs des conférences nous donnent aussi une bonne perception de nos valeurs culturelles.
[1] Steinem, Gloria (1994) Moving Beyond Words: Age, Rage, Sex, Power, Money, Muscles: Breaking the Boundaries of Gender, Simon & Schuster, New York, 319 p.
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