[1]
Audre Lorde (1934-1992) a publié dix volumes de poésie et cinq ouvrages en prose.
Il existe de nombreuses formes différentes de pouvoir, utilisées ou non, reconnues ou non. L’érotique est une ressource en chacun d’entre nous qui existe sur un plan profondément féminin et spirituel, ancré fermement dans le pouvoir de nos sentiments inexprimés ou inconnus. Pour se perpétuer, chaque oppression doit corrompre ou déformer les sources d’énergie qui pourraient donner à ceux qu’elle opprime la force de changer les choses. Pour les femmes, cela implique une suppression de l’érotique en tant que source de pouvoir et d’information.
On nous a enseigné à nous méfier cette ressource, qui est dévaluée, vilipendée et bafouée dans notre société. D’un côté, tout ce qui est superficiellement érotique a été encouragé, un signe d’infériorité féminine. D’un autre côté, les femmes ont souffert, suspectes et méprisables à cause de son existence.
De là à conclure que seul le renoncement à l’érotique dans nos vies et nos consciences nous rendra fortes, il n’a qu’un pas. Mais cette force-là est illusoire, car elle est construite dans un contexte de pouvoir masculin.
En tant que femmes, nous avons appris à nous défier de ce pouvoir qui vient de notre profonde connaissance non rationnelle. Toutes nos vies, le patriarcat nous en détourne ; certes, les femmes qui accèdent à leurs émotions profondes se mettent parfois au service des hommes, mais les hommes craignent de découvrir de semblables profondeurs en eux-mêmes. Les femmes sont donc maintenues dans une position distante, inférieure, pour être psychiquement traites, à la manière des fourmis qui entretiennent des colonies d’aphides qui fournissent la substance nécessaire à la survie de leurs maîtres.
Mais l’érotique offre une source de force régénératrice et provocatrice à la femme qui ne craint pas ses révélations, ou qui ne s’arrête pas à penser que les sensations suffisent.
Les hommes ont souvent appelé l’érotique autrement et l’ont utilisé contre les femmes. Il est devenu le confus, le trouble, le trivial, la psychose, la sensation plastique. Pour cette raison, nous nous sommes détournées de l’exploration et de la considération de l’érotique en tant que source de pouvoir et information, le confondant avec son opposé, la pornographie. La pornographie est une négation directe du pouvoir de l’érotique, car elle supprime les sentiments réels. La pornographie met l’accent sur la sensation aux dépens des sentiments.
L’érotique est une mesure entre la naissance de le sens du soi et le chaos de nos sentiments les plus forts. C’est un sentiment interne de satisfaction auquel on sait que l’on peut aspirer une fois qu’on l’a ressenti. Car une fois que l’on a ressenti la plénitude de cette profondeur émotionnelle et reconnu son pouvoir, on ne peut exiger moins de nous-mêmes.
Il n’est jamais facile de demander le maximum de nous-mêmes, de nos vies, de nos emplois. Encourager l’excellence, c’est aller au-delà de la médiocrité de nos sociétés. Mais se laisser aller à la peur de ressentir tout en développant malgré tout le meilleur de soi est un luxe accidentel, involontaire et nous ne désirons pas que ce soient les accidents qui guident nos destinées.
Cette exigence interne d’excellence que nous enseigne l’érotique ne doit pas être malentendu comme le fait de demander l’impossible aux autres et à nous-mêmes. Une telle demande paralyse tout le monde. L’érotique n’est pas seulement ce que nous faisons ; c’est aussi la plénitude et l’authenticité des sentiments que nous ressentons au passage. Une fois que nous prenons conscience de la mesure à laquelle nous pouvons ressentir satisfaction et complétude, nous pouvons observer quelles entreprises nous mènent au plus près de ces sensations.
Le but de chacune de nos actions est de rendre nos vies et celles de nos enfants aussi riches que possible. En célébrant l’érotique dans tout ce que j’accomplis, mon travail devient une décision consciente, comme un lit longtemps attendu où je m’allonge avec gratitude et d’où je me relève en puissance (empowered).
Les femmes ainsi en conscience sont bien évidemment dangereuses. On nous apprend à nous séparer de l’érotique presque toute notre vie, à l’exception du sexe. Notre manque d’intérêt pour notre racine érotique et pour notre satisfaction professionnelle se ressent dans l’indifférence que nous avons pour tant d’autres aspects de nos vies. A quel point aimons-nous vraiment notre travail, même quand les choses sont à leur plus difficiles ?
La plus grande horreur d’un système qui définit ce qui est bien en termes de profit plutôt qu’en termes de besoins humains, ou qui définit les besoins humains en excluant ses aspects psychiques et émotionnels, l’horreur d’un tel système est qu’il nous prive de la valeur érotique de notre travail, de son pouvoir et de son accomplissement. Un tel système réduit le travail à une parodie nécessiteuse, un devoir par lequel nous gagnons pain et oubli pour nous-mêmes et ceux que nous aimons. Cela équivaut à aveugler un peintre et lui dire ensuite qu’il faut améliorer son travail, et aimer ce qu’elle fait. Non seulement c’est quasi impossible, c’est aussi cruel.
En tant que femmes nous devons nous demander comment notre monde pourrait être véritablement différent. Je parle de la nécessité de réévaluer la qualité de tous les aspects de nos vies et de notre travail, et comment nous les faisons vivre en nous.
Le mot érotique vient du grec eros, la personnification de l’amour sous toutes ses formes – né du chaos, et l’incarnation de l’harmonie et de la créativité. Quand je parle de l’érotique, je parle d’une affirmation de la force de vie des femmes ; de cette énergie créative puissante, dont nous réclamons aujourd’hui la connaissance et l’usage dans notre langue, notre histoire, nos danses, nos métiers, nos amours, nos vies.
De nombreuses tentatives ont été faites pour associer la pornographie et l’érotisme, deux utilisations diamétralement opposées du sexuel. A cause de cela, il est maintenant à la mode de dissocier le spirituel (psychique et émotionnel) du politique, de les considérer comme étant contradictoires et antithétiques. « Comment ça, un poète révolutionnaire, un paysan qui médite ? ». Parallèlement, nous avons essayé de séparer le spirituel et l’érotique, ce qui réduisit le spirituel à un monde en deux dimensions, sans relief, un monde où l’ascète aspire à ne rien sentir. Mais rien ne pourrait être plus loin de la vérité. La position ascétique est celle de la peur la plus intense, de l’immobilité la plus grave. La sévère abstinence de l’ascète devient une obsession, une règle. Il ne s’agit pas d’autodiscipline mais d’abnégation.
La dichotomie entre le spirituel et le politique est aussi artificielle et vient du manque d’attention que nous avons accordé à notre sagesse érotique. Car le pont qui les relie est fait de sensualité – ces expressions physiques, émotionnelles et psychiques qui sont ce qui nous avons de plus profond, de plus riche et de plus fort en chacun de nous et que nous pouvons partager ; l’amour, dans son sens véritable.
Au-delà du superficiel, la phrase « Je le sens bien » reconnaît que la force de l’érotique est une force véritable, car cette phrase est notre guide, la plus puissante et la plus réelle vers la compréhension. Et la compréhension n’est elle-même qu’un soutien dont le but est de clarifier notre sagesse, celle avec laquelle nous sommes néEs. L’érotique est l’appui, la nurturance[2], de notre sagesse profonde.
L’érotique fonctionne chez moi de plusieurs façons ; en premier, il me donne le pouvoir qui vient du partage profond d’un but avec quelqu’un. La partage de la joie, qu’il soit physique, émotionnel, psychique ou intellectuel forme un pont entre ceux qui en font partie qui sera la base de la compréhension de ce qui n’est pas partagé, et amoindrit la menace de la différence.
Un autre don important de l’érotique est l’expression ouverte et sans peur de ma capacité à ressentir l’allégresse. Tout comme mon corps répond à la musique et s’ouvre, tous mes niveaux de conscience s’ouvrent aussi à une expérience érotiquement belle, que ce soit en dansant, en construisant une étagère, en écrivant un poème, en examinant une idée.
Cette conscience partagée est une mesure de l’allégresse que je sais pouvoir ressentir, un rappel de ma capacité à sentir. Et ma connaissance profonde et irremplaçable de ma capacité à ressentir de la joie exige que je vive en sachant que cette satisfaction est possible et qu’elle n’a pas à s’appeler mariage, dieu ou au-delà.
C’est une des raisons pour lesquelles l’érotique est craint et relégué à l’alcôve, s’il est même reconnu. Car une fois que nous commençons à ressentir profondément tous les aspects de nos vies, nous commençons à exiger de nous-même et de nos projets et occupations qu’ils soient en accord avec la joie que nous nous savons capables de ressentir. Notre sagesse érotique nous donne du pouvoir, devient une loupe par laquelle nous examinons tous les aspects de notre existence, nous force à évaluer ces aspects honnêtement en fonction de leur sens dans notre vie. Et c’est une grave responsabilité que de ne pas se résoudre à accepter ce qui est pratique, ce qui est mesquin, ce qui est conventionnel, attendu, ou bien simplement ce qui nous met en sécurité, une responsabilité qui doit venir de nos fors intérieurs.
[…]
Nous avons été élevées à craindre le « oui » en nous, nos désirs les plus enfouis. Mais une fois qu’ils sont reconnus, ceux qui n’éclairent pas notre futur perdent de leur pouvoir et peuvent être altérés. La peur de nos désirs les rend suspects et puissants sans distinction, car la suppression de la vérité lui donne une endurance indicible. La peur que nous ne puissions nous élever au-dessus des distorsions que nous pourrions trouver en nous-mêmes nous rend dociles et loyales et obéissantes, nous définit de l’extérieur et nous conduit à accepter les nombreuses facettes que revêt l’oppression des femmes.
Quand nous vivons hors de nous-mêmes, et par cela je veux dire que nous suivons des directives extérieures plutôt que notre propre sagesse intérieure, quand nous vivons loin des guides érotiques que nous avons en nous, nos vies sont limitées par des formes étrangères et étranges, et nous nous conformons aux besoins d’une structure qui ne s’inspire pas des besoins humains, et encore moins de ceux de l’individu.. mais quand nous commençons à vivre de l’intérieur et que nous permettons à ce pouvoir de nous guider et d’illuminer nos actions dans le monde, alors nous commençons à être responsables de nous-mêmes au le sens premier du mot. Car, à mesure que nous reconnaissons nos sentiments profonds, nous commençons à abandonner, par nécessité, le fait de se satisfaire de souffrances, de négation de soi et de cet engourdissement qui semble si souvent être la seule alternative dans nos sociétés. Nos actions contre l’oppression deviennent une partie de notre être motivé et habilité de l’intérieur.
Quand je suis en contact avec l’érotique, je suis beaucoup moins disposée à accepter l’impuissance, ou ces autres états qui me sont fournis par l’extérieur et qui ne viennent pas de moi, comme la résignation, le desespoir, l’auto-effacement, la dépression, le déni de soi.
Et oui, il y a une hiérarchie. Il y a une différence entre peindre une palissade en noir et écrire un poème, mais seulement une différence de quantité. Et il n’y a pour moi pas de différence entre écrire un poème et me mouvoir contre le corps de la femme que j’aime au soleil.
Ce qui me mène à la dernière considération sur l’érotique. Partager le pouvoir de ses sentiments avec quelqu’un n’a rien à voir avec le fait d’utiliser les sentiments d’autrui comme un kleenex. Quand nous nous détournons de nos expériences, qu’elles soient érotiques ou pas, nous utilisons les sentiments de ceux qui participent à l’expérience avec nous au lieu de les partager. Et l’utilisation d’autrui sans son consentement est un abus.
Pour être utilisés, nos sentiments érotiques doivent être reconnus. Le besoin profond de partager nos sentiments est un besoin humain. Mais dans la culture européo-américaine[3] ce besoin est satisfait par certaines rencontres érotiques ‘interdites’. Ces occasions sont caractérisées par un déni mutuel, le fait de les appeler par un autre nom, que ce soit une religion, une crise, un soulèvement ou jouer au docteur. C’est cette incapacité à nommer le besoin et l’acte qui donnent vie à la pornographie et à l’obscenité – l’abus de sentiments.
Quand nous nous détournons de l’importance de l’érotique dans notre développement et comme base de notre pouvoir, ou quand nous ne cherchons pas en nous-mêmes la manière de satisfaire nos besoins érotiques, alors nous utilisons les autres comme objets de satisfaction au lieu de partager de la joie avec eux, au lieu d’essayer d’entrer en contact avec nos similarités et nos différences. Le fait de refuser d’être conscientEs de ce que nous ressentons à tout moment, quelque soit le confort que cela procure correspond à nier une grande partie de notre expérience et à permettre autrui à nous réduire au pornographique, à l’abusEe, à l’absurde.
On ne peut pas ressentir l’érotique par l’intermédiaire d’autrui. En tant que lesbienne noire et féministe, j’ai des sentiments, une connaissance et une compréhension particuliers pour les sœurs avec lesquelles j’ai dansé, joué, et même me suis battue. Cette implication a souvent été le précurseur d’actions qui n’auraient pu être possibles autrement.
Mais cette charge érotique ne peut être facilement partagée avec des femmes qui sont toujours sous le joug d’une tradition exclusivement mâle et européo-américaine. Je sais qu’elle ne m’était pas accessible quand j’essayais encore de m’adapter à leur mode de vie.
Ce n’est que maintenant, alors que je m’identifie de plus en plus comme une femme qui s’identifie aux femmes (women-identified woman), que je suis suffisamment courageuse pour partager la charge érotique sans détourner le regard et sans pervertir la nature extraordinairement créative et puissante de cet échange. Le fait de reconnaître le pouvoir de l’érotique dans nos vies peut nous donner l’énergie de se battre pour un changement véritable dans le monde, plutôt que de se satisfaire de changements de personnages dans le même scénario éculé.
Car cela ne correspondra pas seulement à toucher la source la plus profondément créative de notre être, mais, au passage, à à faire ce qui est féminin et auto-affirmatif au visage d’une société raciste, patriarcale et anti-érotique.
[1] Lorde, Audre (1984) In Sister Outsider: Essays and Speeches Crossing Press, New York, pp. 56.
[2]
[3] En anglais, la première lettre des nationalités est en majuscule. Audre Lorde n’en met jamais aux mots qui concernent « les états-Unis et l’europe ».
Audre Lorde (1934-1992) a publié dix volumes de poésie et cinq ouvrages en prose.
Il existe de nombreuses formes différentes de pouvoir, utilisées ou non, reconnues ou non. L’érotique est une ressource en chacun d’entre nous qui existe sur un plan profondément féminin et spirituel, ancré fermement dans le pouvoir de nos sentiments inexprimés ou inconnus. Pour se perpétuer, chaque oppression doit corrompre ou déformer les sources d’énergie qui pourraient donner à ceux qu’elle opprime la force de changer les choses. Pour les femmes, cela implique une suppression de l’érotique en tant que source de pouvoir et d’information.
On nous a enseigné à nous méfier cette ressource, qui est dévaluée, vilipendée et bafouée dans notre société. D’un côté, tout ce qui est superficiellement érotique a été encouragé, un signe d’infériorité féminine. D’un autre côté, les femmes ont souffert, suspectes et méprisables à cause de son existence.
De là à conclure que seul le renoncement à l’érotique dans nos vies et nos consciences nous rendra fortes, il n’a qu’un pas. Mais cette force-là est illusoire, car elle est construite dans un contexte de pouvoir masculin.
En tant que femmes, nous avons appris à nous défier de ce pouvoir qui vient de notre profonde connaissance non rationnelle. Toutes nos vies, le patriarcat nous en détourne ; certes, les femmes qui accèdent à leurs émotions profondes se mettent parfois au service des hommes, mais les hommes craignent de découvrir de semblables profondeurs en eux-mêmes. Les femmes sont donc maintenues dans une position distante, inférieure, pour être psychiquement traites, à la manière des fourmis qui entretiennent des colonies d’aphides qui fournissent la substance nécessaire à la survie de leurs maîtres.
Mais l’érotique offre une source de force régénératrice et provocatrice à la femme qui ne craint pas ses révélations, ou qui ne s’arrête pas à penser que les sensations suffisent.
Les hommes ont souvent appelé l’érotique autrement et l’ont utilisé contre les femmes. Il est devenu le confus, le trouble, le trivial, la psychose, la sensation plastique. Pour cette raison, nous nous sommes détournées de l’exploration et de la considération de l’érotique en tant que source de pouvoir et information, le confondant avec son opposé, la pornographie. La pornographie est une négation directe du pouvoir de l’érotique, car elle supprime les sentiments réels. La pornographie met l’accent sur la sensation aux dépens des sentiments.
L’érotique est une mesure entre la naissance de le sens du soi et le chaos de nos sentiments les plus forts. C’est un sentiment interne de satisfaction auquel on sait que l’on peut aspirer une fois qu’on l’a ressenti. Car une fois que l’on a ressenti la plénitude de cette profondeur émotionnelle et reconnu son pouvoir, on ne peut exiger moins de nous-mêmes.
Il n’est jamais facile de demander le maximum de nous-mêmes, de nos vies, de nos emplois. Encourager l’excellence, c’est aller au-delà de la médiocrité de nos sociétés. Mais se laisser aller à la peur de ressentir tout en développant malgré tout le meilleur de soi est un luxe accidentel, involontaire et nous ne désirons pas que ce soient les accidents qui guident nos destinées.
Cette exigence interne d’excellence que nous enseigne l’érotique ne doit pas être malentendu comme le fait de demander l’impossible aux autres et à nous-mêmes. Une telle demande paralyse tout le monde. L’érotique n’est pas seulement ce que nous faisons ; c’est aussi la plénitude et l’authenticité des sentiments que nous ressentons au passage. Une fois que nous prenons conscience de la mesure à laquelle nous pouvons ressentir satisfaction et complétude, nous pouvons observer quelles entreprises nous mènent au plus près de ces sensations.
Le but de chacune de nos actions est de rendre nos vies et celles de nos enfants aussi riches que possible. En célébrant l’érotique dans tout ce que j’accomplis, mon travail devient une décision consciente, comme un lit longtemps attendu où je m’allonge avec gratitude et d’où je me relève en puissance (empowered).
Les femmes ainsi en conscience sont bien évidemment dangereuses. On nous apprend à nous séparer de l’érotique presque toute notre vie, à l’exception du sexe. Notre manque d’intérêt pour notre racine érotique et pour notre satisfaction professionnelle se ressent dans l’indifférence que nous avons pour tant d’autres aspects de nos vies. A quel point aimons-nous vraiment notre travail, même quand les choses sont à leur plus difficiles ?
La plus grande horreur d’un système qui définit ce qui est bien en termes de profit plutôt qu’en termes de besoins humains, ou qui définit les besoins humains en excluant ses aspects psychiques et émotionnels, l’horreur d’un tel système est qu’il nous prive de la valeur érotique de notre travail, de son pouvoir et de son accomplissement. Un tel système réduit le travail à une parodie nécessiteuse, un devoir par lequel nous gagnons pain et oubli pour nous-mêmes et ceux que nous aimons. Cela équivaut à aveugler un peintre et lui dire ensuite qu’il faut améliorer son travail, et aimer ce qu’elle fait. Non seulement c’est quasi impossible, c’est aussi cruel.
En tant que femmes nous devons nous demander comment notre monde pourrait être véritablement différent. Je parle de la nécessité de réévaluer la qualité de tous les aspects de nos vies et de notre travail, et comment nous les faisons vivre en nous.
Le mot érotique vient du grec eros, la personnification de l’amour sous toutes ses formes – né du chaos, et l’incarnation de l’harmonie et de la créativité. Quand je parle de l’érotique, je parle d’une affirmation de la force de vie des femmes ; de cette énergie créative puissante, dont nous réclamons aujourd’hui la connaissance et l’usage dans notre langue, notre histoire, nos danses, nos métiers, nos amours, nos vies.
De nombreuses tentatives ont été faites pour associer la pornographie et l’érotisme, deux utilisations diamétralement opposées du sexuel. A cause de cela, il est maintenant à la mode de dissocier le spirituel (psychique et émotionnel) du politique, de les considérer comme étant contradictoires et antithétiques. « Comment ça, un poète révolutionnaire, un paysan qui médite ? ». Parallèlement, nous avons essayé de séparer le spirituel et l’érotique, ce qui réduisit le spirituel à un monde en deux dimensions, sans relief, un monde où l’ascète aspire à ne rien sentir. Mais rien ne pourrait être plus loin de la vérité. La position ascétique est celle de la peur la plus intense, de l’immobilité la plus grave. La sévère abstinence de l’ascète devient une obsession, une règle. Il ne s’agit pas d’autodiscipline mais d’abnégation.
La dichotomie entre le spirituel et le politique est aussi artificielle et vient du manque d’attention que nous avons accordé à notre sagesse érotique. Car le pont qui les relie est fait de sensualité – ces expressions physiques, émotionnelles et psychiques qui sont ce qui nous avons de plus profond, de plus riche et de plus fort en chacun de nous et que nous pouvons partager ; l’amour, dans son sens véritable.
Au-delà du superficiel, la phrase « Je le sens bien » reconnaît que la force de l’érotique est une force véritable, car cette phrase est notre guide, la plus puissante et la plus réelle vers la compréhension. Et la compréhension n’est elle-même qu’un soutien dont le but est de clarifier notre sagesse, celle avec laquelle nous sommes néEs. L’érotique est l’appui, la nurturance[2], de notre sagesse profonde.
L’érotique fonctionne chez moi de plusieurs façons ; en premier, il me donne le pouvoir qui vient du partage profond d’un but avec quelqu’un. La partage de la joie, qu’il soit physique, émotionnel, psychique ou intellectuel forme un pont entre ceux qui en font partie qui sera la base de la compréhension de ce qui n’est pas partagé, et amoindrit la menace de la différence.
Un autre don important de l’érotique est l’expression ouverte et sans peur de ma capacité à ressentir l’allégresse. Tout comme mon corps répond à la musique et s’ouvre, tous mes niveaux de conscience s’ouvrent aussi à une expérience érotiquement belle, que ce soit en dansant, en construisant une étagère, en écrivant un poème, en examinant une idée.
Cette conscience partagée est une mesure de l’allégresse que je sais pouvoir ressentir, un rappel de ma capacité à sentir. Et ma connaissance profonde et irremplaçable de ma capacité à ressentir de la joie exige que je vive en sachant que cette satisfaction est possible et qu’elle n’a pas à s’appeler mariage, dieu ou au-delà.
C’est une des raisons pour lesquelles l’érotique est craint et relégué à l’alcôve, s’il est même reconnu. Car une fois que nous commençons à ressentir profondément tous les aspects de nos vies, nous commençons à exiger de nous-même et de nos projets et occupations qu’ils soient en accord avec la joie que nous nous savons capables de ressentir. Notre sagesse érotique nous donne du pouvoir, devient une loupe par laquelle nous examinons tous les aspects de notre existence, nous force à évaluer ces aspects honnêtement en fonction de leur sens dans notre vie. Et c’est une grave responsabilité que de ne pas se résoudre à accepter ce qui est pratique, ce qui est mesquin, ce qui est conventionnel, attendu, ou bien simplement ce qui nous met en sécurité, une responsabilité qui doit venir de nos fors intérieurs.
[…]
Nous avons été élevées à craindre le « oui » en nous, nos désirs les plus enfouis. Mais une fois qu’ils sont reconnus, ceux qui n’éclairent pas notre futur perdent de leur pouvoir et peuvent être altérés. La peur de nos désirs les rend suspects et puissants sans distinction, car la suppression de la vérité lui donne une endurance indicible. La peur que nous ne puissions nous élever au-dessus des distorsions que nous pourrions trouver en nous-mêmes nous rend dociles et loyales et obéissantes, nous définit de l’extérieur et nous conduit à accepter les nombreuses facettes que revêt l’oppression des femmes.
Quand nous vivons hors de nous-mêmes, et par cela je veux dire que nous suivons des directives extérieures plutôt que notre propre sagesse intérieure, quand nous vivons loin des guides érotiques que nous avons en nous, nos vies sont limitées par des formes étrangères et étranges, et nous nous conformons aux besoins d’une structure qui ne s’inspire pas des besoins humains, et encore moins de ceux de l’individu.. mais quand nous commençons à vivre de l’intérieur et que nous permettons à ce pouvoir de nous guider et d’illuminer nos actions dans le monde, alors nous commençons à être responsables de nous-mêmes au le sens premier du mot. Car, à mesure que nous reconnaissons nos sentiments profonds, nous commençons à abandonner, par nécessité, le fait de se satisfaire de souffrances, de négation de soi et de cet engourdissement qui semble si souvent être la seule alternative dans nos sociétés. Nos actions contre l’oppression deviennent une partie de notre être motivé et habilité de l’intérieur.
Quand je suis en contact avec l’érotique, je suis beaucoup moins disposée à accepter l’impuissance, ou ces autres états qui me sont fournis par l’extérieur et qui ne viennent pas de moi, comme la résignation, le desespoir, l’auto-effacement, la dépression, le déni de soi.
Et oui, il y a une hiérarchie. Il y a une différence entre peindre une palissade en noir et écrire un poème, mais seulement une différence de quantité. Et il n’y a pour moi pas de différence entre écrire un poème et me mouvoir contre le corps de la femme que j’aime au soleil.
Ce qui me mène à la dernière considération sur l’érotique. Partager le pouvoir de ses sentiments avec quelqu’un n’a rien à voir avec le fait d’utiliser les sentiments d’autrui comme un kleenex. Quand nous nous détournons de nos expériences, qu’elles soient érotiques ou pas, nous utilisons les sentiments de ceux qui participent à l’expérience avec nous au lieu de les partager. Et l’utilisation d’autrui sans son consentement est un abus.
Pour être utilisés, nos sentiments érotiques doivent être reconnus. Le besoin profond de partager nos sentiments est un besoin humain. Mais dans la culture européo-américaine[3] ce besoin est satisfait par certaines rencontres érotiques ‘interdites’. Ces occasions sont caractérisées par un déni mutuel, le fait de les appeler par un autre nom, que ce soit une religion, une crise, un soulèvement ou jouer au docteur. C’est cette incapacité à nommer le besoin et l’acte qui donnent vie à la pornographie et à l’obscenité – l’abus de sentiments.
Quand nous nous détournons de l’importance de l’érotique dans notre développement et comme base de notre pouvoir, ou quand nous ne cherchons pas en nous-mêmes la manière de satisfaire nos besoins érotiques, alors nous utilisons les autres comme objets de satisfaction au lieu de partager de la joie avec eux, au lieu d’essayer d’entrer en contact avec nos similarités et nos différences. Le fait de refuser d’être conscientEs de ce que nous ressentons à tout moment, quelque soit le confort que cela procure correspond à nier une grande partie de notre expérience et à permettre autrui à nous réduire au pornographique, à l’abusEe, à l’absurde.
On ne peut pas ressentir l’érotique par l’intermédiaire d’autrui. En tant que lesbienne noire et féministe, j’ai des sentiments, une connaissance et une compréhension particuliers pour les sœurs avec lesquelles j’ai dansé, joué, et même me suis battue. Cette implication a souvent été le précurseur d’actions qui n’auraient pu être possibles autrement.
Mais cette charge érotique ne peut être facilement partagée avec des femmes qui sont toujours sous le joug d’une tradition exclusivement mâle et européo-américaine. Je sais qu’elle ne m’était pas accessible quand j’essayais encore de m’adapter à leur mode de vie.
Ce n’est que maintenant, alors que je m’identifie de plus en plus comme une femme qui s’identifie aux femmes (women-identified woman), que je suis suffisamment courageuse pour partager la charge érotique sans détourner le regard et sans pervertir la nature extraordinairement créative et puissante de cet échange. Le fait de reconnaître le pouvoir de l’érotique dans nos vies peut nous donner l’énergie de se battre pour un changement véritable dans le monde, plutôt que de se satisfaire de changements de personnages dans le même scénario éculé.
Car cela ne correspondra pas seulement à toucher la source la plus profondément créative de notre être, mais, au passage, à à faire ce qui est féminin et auto-affirmatif au visage d’une société raciste, patriarcale et anti-érotique.
[1] Lorde, Audre (1984) In Sister Outsider: Essays and Speeches Crossing Press, New York, pp. 56.
[2]
[3] En anglais, la première lettre des nationalités est en majuscule. Audre Lorde n’en met jamais aux mots qui concernent « les états-Unis et l’europe ».
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